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Noire, Juive, Tourangelle

Jacques Perrin
La Nation n° 2192 14 janvier 2022

Rachel Khan codirige la Place, centre dédié au hip-hop à Paris. En novembre 2021, une pétition signée par une cinquantaine d’«acteurs du milieu culturel» demande son renvoi. Quel crime a commis cette quadragénaire proche de la gauche socialiste, puis recrutée par Emmanuel Macron afin de diriger un groupe de travail sur l’immigration, l’intégration et la laïcité durant la campagne présidentielle 2022?

Il se trouve que Rachel Khan a publié Racée aux éditions de l’Observatoire, essai ayant obtenu le Prix du Livre politique 2021.

Nous avons lu cet ouvrage concis et exaspéré par la mode idéologique décoloniale. Marine Le Pen et la presse française de droite en ont fait l’éloge. Censée faire le jeu de l’extrême-droite, son auteure doit être excommuniée.

Pourtant Rachel devrait gémir. Au jeu de la concurrence victimaire, elle ne peut que gagner. Son père, professeur d’anglais, est gambien, musulman, noir, Africain de l’Ouest assoiffé d’Europe. Sa mère, libraire, juive ashkénaze, est originaire de Pologne. Rachel, métisse, a été élevée à Tours par des parents attachés à ce que la culture française offre de meilleur. Elle a le phrasé sans accent de sa Touraine natale. Le père a appris le français en lisant Camus. Il récite des poèmes de Victor Hugo à sa fille de quatre ans et lui lance des répliques de Molière. A huit ans, la gamine improvise des scènes de théâtre classique pour les amis de ses parents.

Rachel Khan parle essentiellement d’elle-même, visant à décrire sa singularité. Elle se juge indémêlable, véritable addition d’origines et de capacités dont elle ne renie aucune. Elle a commencé par la danse classique, mais ses maîtres, vu sa carrure athlétique, lui conseillaient de rentrer les fesses. Elle s’est alors consacrée au sprint, devenant en 1995 championne de France de relais féminin 4x100m. Elle se passionne pour le hip-hop, obtient plusieurs petits rôles au théâtre et au cinéma, écrit un roman, achève des études de juriste et rédige les discours d’un politicien socialiste. 

Au fond, en évoquant sa personne même, Rachel renoue à sa façon avec la réflexion fameuse de Jacques Bainville: La fusion des races a commencé dès les âges préhistoriques. Le peuple français est un composé. C’est mieux qu’une race. C’est une nation.

Dans la France irréductible à une ethnie, une femme noire et juive peut trouver sa place; elle peut même y briller par sa beauté et son intelligence. Racé signifie qui représente un type fin et distingué, qui a de la classe, de l’élégance: cette définition s’applique à Rachel Khan: Je suis racée parce que je porte en moi plusieurs racines que certains prennent pour des races, par un excès de races. Je suis bien dans ma peau. Si j’étais raciste, ce serait la haine de soi […] Je ne suis pas « issue de la diversité», j’ai la diversité en moi.

Une mésaventure a ouvert les yeux de Rachel. Recrutée dans un «collectif» d’actrices noires réclamant l’égalité, elle a compris soudain que poser en victime ne menait à rien. Bien qu’on lui ait le plus souvent proposé des rôles de femme de ménage ou de prostituée, vu la couleur de sa peau, elle a refusé de se proclamer racisée. Elle ne voulait ni se dresser contre l’ensemble des Blancs coupables d’être blancs, ni renoncer à critiquer les Noirs innocents quoi qu’ils fassent. On l’a traitée de négresse de maison, de Toubab (signifiant «blanche» en Afrique) ou de Bounty (noire en surface, blanche dans sa tête). Son identité consistant à être plusieurs en une, elle s’est méfiée des racistes et des identitaires, blancs ou noirs. Choisir son camp et s’inclure en excluant, elle ne le voulait pas: Ce n’est pas moi qui les intéressais, mais ma couleur de peau, dit-elle. On lui demandait de s’effacer comme personne pour ne pas fragiliser la cause; mais l’égoïsme, dit-elle aussi, est moins totalitaire que la bonne conscience. Dans le cercle des victimes, il n’y a pas de dialogue. Il faut penser et parler droit.

La force du livre consiste en une critique du vocabulaire. Faite elle-même de nuances, Rachel révère les nuances de la langue, sans lesquelles la pensée rétrécit. Elle fait un sort aux mots qui séparent.

D’abord souchien, terme inventé en 2007 par l’indigéniste Houria Bouteldja pour disqualifier les Français de souche, des sous-chiens. Rachel veut prendre l’apéro avec des Bretons et leur demander de parler de leurs grands-parents tandis qu’elle évoquerait ses ancêtres de Gambie ou du Yiddishland polonais. Lutter contre la discrimination en discriminant ne lui dit rien.

Ensuite racisé, à la sonorité douteuse (ostracisé, excisé), qui hiérarchise les Non-Blancs, les racisés friendly (gauchistes blancs avides de repentance) et les Blancs forcément coupables. Les dominés prennent le pouvoir sur les ex-dominants.

Et encore Afro-descendant, anglicisme désignant toute personne ayant un lien de sang avec l’Afrique, comme si tous les Noirs descendaient d’esclaves des Amériques ou que les Sénégalais ne se divisaient pas en Peuls, Wolofs, Sérères, Toucouleurs, Diolas et Mandingues, obligés de parler français pour se comprendre.

Enfin minorités, quotas, la cause (à laquelle il faut tout sacrifier, Martin Luther King lui-même ayant été un collabo).

Rachel s’attaque aussi aux mots fourre-tout qui ne vont nulle part, au lexique guimauve des politiciens avec petits cœurs et chatons mignons, impuissant à contrer un argumentaire haineux: le vivre-ensemble, la diversité, les quartiers populaires, la mixité et la non-mixité, les collectifs (rassemblements artificiels qui empêchent d’aller vers soi-même et d’envisager l’autre).

Au chapitre 3, elle dresse la liste des mots qui réparent: intimité, silence, invisibilité, création, créolisation, signature. La signature est personnelle, mais nous n’en avons pas qu’une, elle s’oppose à l’identité qui nous enferme. Nous avons le droit de ne pas être une masse, d’avoir un nom (Tout l’monde ne peut pas s’appeler Durand, chante Brassens). L’identité nivelle les membres d’un groupe fermé; la signature manifeste la singularité faite de contrastes qui cherchent à se compléter mutuellement

Avec un certain bonheur d’expression, l’auteur montre comment une personne recoud ses tissus presque déchirés et s’insère au mieux dans la nation où elle a été élevée.

Bien sûr nous avons des réserves: Rachel Khan se réjouit de la disparition du mot race de la Constitution française; elle attribue aux mots une force excessive (ce ne sont pas les mots qui tuent, mais les hommes); son concept de créolisation (qui remplace le métissage) est flou; sa compréhension de l’universalisme est vague.

La Nation ne cesse de traiter ces thèmes. Nous y reviendrons.

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