Un débat sur les origines de la souveraineté au XVIe siècle
D’où vient la compréhension moderne de la «souveraineté»? Lors d’un récent entretien du mercredi, nous avons fait état de quelques-unes de nos recherches sur ce sujet, retraçant les contours d’un débat des années 1550-1650 devenu classique pour les historiens du droit et des idées politiques.
On attribue la principale théorisation moderne de la souveraineté au Français Jean Bodin (1529-1596)1. Si Bodin est un auteur bien connu, on ne peut pas en dire autant de Johannes Althusius (1563-1638), jurisconsulte allemand considéré de nos jours comme le «père du fédéralisme» européen2. Il proposa une théorie de la souveraineté alternative en répondant aux conceptions de Bodin3. Althusius est né dans le Saint Empire romain germanique, a étudié à Genève et à Bâle, y publiant une thèse de droit romain. Il a été professeur de droit puis recteur à l’université de Herborn. Il a ensuite été avocat et syndic de la ville d’Emden, en Frise orientale, ville importante pour la Réforme calviniste, dont Althusius était originaire, et où il put mettre ses idées en pratique.
Pour Bodin, la souveraineté se définit comme la puissance pour le roi de donner et de casser la loi, faculté revenant, dans sa conception idéale, au monarque héréditaire. A quoi s’ajoutent d’autres prérogatives, comme la nomination des magistrats, le droit de déclarer la guerre ou de conclure la paix, l’émission de monnaie, la faculté de juger en dernier ressort, et le droit de vie ou de mort.
La souveraineté doit être détenue entièrement par le monarque, autrement elle se dilue et cette dilution mène à l’anarchie: dès que plus d’une personne commande, il n’est plus possible de savoir qui commande vraiment en dernier ressort. De par cette faculté unitaire de commander, qui lui vient de Dieu et dont il est le lieutenant sur Terre, le monarque n’est pas juridiquement lié par sa propre législation. Il l’est cependant par sa parole, dans le cas de pactes ou de traités conclus avec d’autres souverains, par exemple. De plus, les lois fondamentales du royaume, les lois divines et les lois de nature – telles que le respect de la propriété privée –, limitent également le pouvoir du souverain, qui reste autrement «absolu», c’est-à-dire indépendant d’autres autorités.
Bodin, homme de la Renaissance tardive, écrit dans le contexte des guerres de religion. Pour lui, l’homme du peuple n’est ni fondamentalement bon, ni spécialement mauvais; il est relativement peu sociable. D’où la nécessité d’une souveraineté ramassée entièrement, comme hors de la société, en un monarque qui dispose ainsi du pouvoir d’informer la société de par sa volonté, de la faire tenir ensemble, de l’organiser harmonieusement.
Cette conception de l’homme s’oppose sous cet angle à l’anthropologie aristotélicienne traditionnelle du zoon politikon.
Sur cette base aristotélicienne d’un homme naturellement sociable, Althusius développe une conception propre, considérant que la souveraineté est inaliénablement détenue par le peuple. Celui-ci apparaît en effet toujours, du point de vue logique, avant le souverain, qui est issu du peuple et intervient donc dans un second temps. Le prince, le magistrat suprême, ne serait donc que l’administrateur temporaire du pouvoir, et les magistrats inférieurs institués par le peuple peuvent, à certaines conditions, le censurer.
Le peuple n’est cependant pas la somme des individus qui le composent, ni une multitude informe. Au contraire, il est dans sa nature de s’organiser spontanément en entités sociales, de droit privé ou de droit public, qu’Althusius, qui écrit en latin, appelle consociatio. Ce terme recouvre, en gros et entre autres: la famille, le groupement professionnel, la commune, la ville, la province puis la république – soit, pour Althusius, l’Empire germanique.
Il s’agit donc d’un enchaînement organique de communautés qui se superposent hiérarchiquement, allant de la famille à la République. Chaque entité détient naturellement une parcelle de souveraineté, reflétant sa capacité à assumer les fonctions propres à son «niveau», et délègue le reste à l’échelon supérieur. Althusius imagine un mécanisme de pactes horizontaux d’association et verticaux de délégation, qui permettent cette circulation de la souveraineté, du bas vers le haut, selon une approche rappelant la conception contemporaine du principe de subsidiarité.
Lors de la discussion conclusive, l’auditoire a remarqué que les fondateurs de notre mouvement avaient réussi, à leur manière, à articuler les conceptions bodiniennes et althusiennes. Nous y reviendrons.
Notes:
1 Voir ses «Six livres de la République», publié en 1576. Nous utilisons l’édition français-latin du livre premier éditée en 2013 par Mario Turchetti, avec l’aide de notre ami Nicolas de Araujo, désormais le Père Antoine-Marie de Araujo.
2 Voir «l’Introduction à la Politica Methodice Digesta, extraits traduits et commentés», de Gaëlle Demelemestre (2012), consacré à l’ouvrage majeur d’Althusius paru en 1603 et revu en 1614.
3 Voir «Les deux souverainetés et leur destin. Le tournant Bodin-Althusius», de Gaëlle Demelemestre (2011).
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Le guêpier du Conseil de sécurité – Editorial, Félicien Monnier
- L’indépendance journalistique ne se monnaie pas – Olivier Klunge
- Inclusion, égalité, réussite: un échec – Emilie Perrin
- Bistrocratie – Arnaud Picard
- Le souffle de la liberté dans la mécanique des causes – Olivier Delacrétaz
- L’Ukraine, Etat-tampon – Jean-François Cavin
- Désintégration lausannoise – Sébastien Mercier
- Chemins de fer: y a-t-il un pilote dans le Canton? – Benoît de Mestral
- La désobéissance civile est-elle encore possible? – Le Coin du Ronchon