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La guerre 079

Edouard Hediger
La Nation n° 2198 8 avril 2022

L’apocalypse cyber n’a pas eu lieu. Certes la Russie a mené quelques attaques informatiques ciblées contre des banques ou des sites internet gouvernementaux ukrainiens, mais l’effondrement des systèmes prédit par les spécialistes n’a pas été observé, encore moins sur les infrastructures critiques européennes. Le fait d’arme le plus notable reste l’attaque d’un réseau commercial de satellites utilisé par l’armée ukrainienne. Poutine a-t-il voulu préserver les infrastructures d’un pays qu’il pensait prendre en trois jours? Une sorte d’accord tacite entre puissances et la crainte d’une destruction informatique mutuelle assurée ont-elles restreint les opérations cyber russes? La guerre dans les sphères cyber et électronique n’en reste pour autant pas là.

Nous avons relevé dans un précédent numéro de La Nation que les Ukrainiens, afin d’éluder un affrontement frontal avec la puissance de feu russe, ont recours à une guerre hybride de haute technologie. C’est particulièrement vrai avec l’utilisation des outils informatiques. Cette guerre nécessite un transfert des modes de combat conventionnels vers une approche indirecte du combat et de sa conduite. Il ne s’agit plus uniquement de contrôler des portions de terrain par des effets cinétiques, mais aussi de maintenir l’adversaire dans un climat d’insécurité, et d’impliquer d’autres acteurs dans le réseau de senseurs/effecteurs. Le front arrière ukrainien et les groupes de partisans sont ainsi mobilisés via un site internet et une application mobile créés afin de leur donner des recettes de cocktails molotov, les principes de base de la «Petite guerre» et du combat anti-char, les règles de comportement vis-à-vis de l’occupant, etc. Mais ces applications ne sont pas à sens unique. Elles permettent aux habitants d’annoncer les mouvements de troupes russes, la présence de moyens clés ou d’officiers ennemis. Chaque civil, policier, ou maire devient un senseur. L’état-major trie ensuite l’information et la corrobore avec les images satellites fournies par des entreprises privées et les canaux de renseignement classiques. Celle-ci contribue à fournir à Kiev une image de la situation probablement meilleure que celle dont disposent les Russes.

Les troupes de Moscou sont elles aussi des senseurs, malgré elles. Le manque de systèmes de communication sécurisés et la maintenance lacunaire du matériel de transmission ont contraint les soldats à s’équiper de talkie-walkies commerciaux, voire de portables ukrainiens volés ou confisqués. C’est un cadeau offert aux services de guerre électronique ukrainiens, qui, aidés par des radioamateurs civils, écoutent, ou brouillent les communications tactiques russes, voire menacent directement leurs utilisateurs. Cela contribue grandement au sentiment d’insécurité mentionné plus haut et à saper le moral des occupants. Des Ukrainiennes utilisent également l’application de rencontre en ligne Tinder pour hameçonner des soldats russes, les localiser et leur soutirer des informations. Kiev revendique par ailleurs la mort d’un général russe et de son état-major, repérés et éliminés par un drone parce qu’ils utilisaient des téléphones portables commerciaux.

Les corps n’étant que rarement récupérés par l’armée russe et les rubriques nécrologiques ayant été interdites afin de cacher l’ampleur réelle des pertes, les Ukrainiens informent systématiquement les mères des soldats russes avec leur propre téléphone. La reconnaissance faciale programmée par défaut sur la plupart des smartphones n’empêche plus les portables d’être déverrouillés à l’insu de leur propriétaire décédé. Le ministère de la transition numérique ukrainien a également créé un moteur de recherche permettant aux familles russes de retrouver leurs proches tués ou prisonniers de guerre, cartes d’identité à l’appui. Rappelons que l’Association des mères russes fondée pendant la guerre d’Afghanistan a été l’un des déclencheurs de la chute de l’URSS. Autre exemple, des listes de clients d’opérateurs téléphoniques russes ont été obtenues par piratage et transmises aux Pays baltes, russophones, qui se sont mobilisés afin d’appeler systématiquement ces milliers de numéros pour les informer des développements de la guerre, contournant ainsi la censure médiatique de Moscou.

Ainsi, les portables sont devenus indispensables à la conduite de la guerre. C’est particulièrement vrai du côté ukrainien, pour le renseignement et la mobilisation de la population civile, mais également pour les Russes qui dépendent du réseau ukrainien pour leurs communications tactiques. C’est une des raisons qui explique que le réseau soit toujours fonctionnel.

La nation en arme ne se bat pas qu’avec des fusils mais via toute cette nébuleuse d’auxiliaires informatiques, d’OSINT, de radioamateurs ou de hackers qui s’est mise en place pour assister l’armée ukrainienne et saper les forces morales de l’adversaire. La contribution des opérateurs privés, notamment des entreprises d’imagerie et de communication spatiale, et des messageries sécurisées comme Threema est une nouvelle donne qu’il faudra prendre en compte dans les futurs développements capacitaires de l’Armée suisse.

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