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Occident express 101

David Laufer
La Nation n° 2204 1er juillet 2022

Vivre à Belgrade, aujourd’hui, est une expérience particulièrement désarçonnante. Cette région se trouvant exactement à la jointure des intérêts conflictuels entre Est et Ouest, on y lit, on y entend et on y discute de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Contrairement à ce qu’on lit dans la presse occidentale qui se précipite comme toujours, quelle que soit la situation, sur les comparaisons avec Hitler, la réalité vue d’ici est en effet plus nuancée. Cela ne facilite pas la formation d’une opinion réconfortante. Bien au contraire, on y est contraint de considérer les positions des uns et des autres avec une égale attention. Or cet exercice n’est pas nécessairement vertueux. On ne devrait pas avoir besoin de se triturer le cerveau pour parvenir à la conclusion que la position russe est criminelle et sans avenir, sinon celui de contraindre l’Europe entière à l’instabilité, ou pire. Pourtant, dans ce tout petit pays, subissant comme ses voisins une hémorragie démographique sans précédent, les opinions ne se mesurent pas uniquement en décibels ou en like : elles sont confrontées à une singularité géopolitique dont les tenants sont aussi opposés qu’ils sont lourds de malheurs. Se prononcer, ici, ce n’est pas seulement faire usage de son libre arbitre, c’est appuyer sur la gâchette de l’Histoire. Personne ne sort grandi de l’exercice. On compare sans fin les turpitudes des uns aux crimes des autres et on finit par tout colorer d’un gris en multiples teintes, mais uniformément terne. Exeunt Hitler et Churchill, ils cèdent leur place à une petite foule de chefs mafieux, de phraseurs et de tartuffes. On voudrait tant se joindre au juste outrage occidental contre l’agression russe, se ranger du bon côté de l’Histoire. Mais la réalité serbe et sa position imposent le rappel d’autres souvenirs, d’autres abandons en rase campagne par l’Occident de l’Europe centrale et orientale. Des abandons répétés depuis des siècles au nom de l’intérêt de quelques grandes puissances et qui, systématiquement, se retournent contre le monde entier. Pour autant la Serbie n’est pas que la victime de truands globaux. Elle porte une responsabilité écrasante de ses propres maux et ne semble pas sur le point de le comprendre enfin. Condamnée elle aussi – comment échapperait-elle seule à la fatalité – à faire bégayer son histoire, elle ouvre aux uns ses bras sans oser se refuser aux autres. Elle observe, elle se fait toute petite et espère qu’en se cachant sous la table, les adultes l’oublieront. Jusqu’à ce qu’on l’en retire et qu’on la somme de se déclarer, ce qui semble de plus en plus possible, hélas, car dès lors son illusion d’insignifiance est pulvérisée. Et chaque jour qui passe engourdit mon sens moral.

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