Aspects du droit de vote
Se rangeant à l’avis de La Nation, le peuple vaudois a refusé de donner les droits politiques aux personnes sous curatelle de portée générale en raison d’une incapacité durable de discernement. Cette étrange votation a fait particulièrement bien ressortir deux aspects contradictoires du vote ordinaire.
Premier aspect. Un citoyen conscient et organisé est appelé aux urnes. C’est un homme soucieux de la bonne marche du pays. Il se sent un devoir de participer à la désignation des pouvoirs législatif et exécutif, ainsi qu’à la formation de la décision populaire en matière de référendum et d’initiative. Il lui faut, pour cela, du discernement, c’est-à-dire une certaine capacité de distinguer la vérité du mensonge, l’utile du nuisible, le farfelu du pertinent. Il se penche sur la carrière des candidats qui souhaitent faire don de leur personne au Pays (ou l’inverse). Il lit les textes sur lesquels il va se prononcer. Il débat avec d’autres, précise peu à peu son choix, consulte La Nation et décide en son âme et conscience, appelant ses proches à faire eux aussi leur devoir civique, si possible en votant comme lui. Convaincu, avec Aristote, que la vérité l’emporte quand les deux camps opposés sont de force égale, il espère que l’addition des votes débouchera sur le bon choix.
Du point de vue de ce citoyen idéal, ce serait marcher sur la tête que d’accorder les droits de vote et d’éligibilité aux personnes frappées d’une incapacité de discernement. Ce point de vue a été celui de 71,35% des votants, du moins nous le supposons, l’interprétation des résultats étant une science extrêmement arbitraire. Ça a en tout cas été le point de vue de La Nation, laquelle s’échine à proposer, à l’usage de notre citoyen modèle, des réflexions bimensuelles fondées autant que possible sur des faits et des principes.
Le second aspect, c’est le destin ultérieur de ce vote si bien conçu et pénétré de sens politique. Dans l’urne, il rejoint les centaines d’autres avis exprimés par les habitants de sa commune, lesquels, numérisés, sont incorporés à la masse cantonale des 194’017 bulletins valables, représentant le 42,5% des électeurs inscrits. Sa portée politique se voit donc réduite à un deux cent millième environ de l’ensemble (c’eût été un deux millionième sur le plan fédéral).
Notons en passant qu’il ne faut jamais laisser une décision politique se prendre sans y participer, même sous la forme d’une unique et minuscule note juste, qui se joint parfois à suffisamment d’autres pour faire triompher la bonne mélodie.
Pensons aussi que pas mal de ces votes ont été déposés sans grande réflexion ni souci particulier du bien commun. Plus d’un était fondé sur des préjugés, des passions ou des intérêts personnels1, voire sur des informations trompeuses. Or, c’est sur un pied de parfaite égalité avec ces votes sans grande valeur intrinsèque que le bulletin du citoyen modèle sera comptabilisé. Ce vote subit donc une mutation qualitative radicale. Qu’il soit intelligent et personnel ou qu’il soit donné en toute ignorance, il n’est plus qu’une participation statistique à un résultat anonyme. Cet alignement égalitaire débouche pour le premier sur une perte de valeur inestimable et, pour le second, sur une valorisation indécente d’une attitude civique déplorable.
C’est cette réduction à une réalité à la fois sèchement quantitative et mollement imprécise qu’on appelle la «volonté générale». Cela fait réfléchir.
Certains concluent donc que, tout compte et décompte fait, le vote du citoyen doué de discernement ne vaut guère plus que celui des personnes qu’une psychiatrie officielle plus ou moins aventureuse qualifie de «durablement privées de discernement». Et de même, le vote de ces dernières vaut sûrement autant que celui des citoyens qui ont le droit légal de voter mais votent n’importe comment. Il n’est donc pas si grave que les citoyens qui souffrent d’un déficit de discernement soient pleinement nantis de ces droits politiques si souvent mal utilisés. C’est d’ailleurs conforme à la Convention, ratifiée par la Suisse, relative aux droits des personnes handicapées. Apparemment, 25,25% des votants ont pensé ainsi.
Notes:
1 Le vote fondé sur l’intérêt personnel est, dans une certaine et étroite mesure, un vote réaliste.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- De belles victoires, mais… – Editorial, Félicien Monnier
- Voyage au centre du monde – Sébastien Mercier
- Ramuz – La langue qui tient un pays debout – Yannick Escher
- Boîte à livres – Jean-Blaise Rochat
- Le député, le stagiaire et la guerre – Benjamin Ansermet
- Le nom du vin – C.
- L’affaire des 200 milliards – Jean-Hugues Busslinger
- IA – Jacques Perrin
- CORA, un problème de cadrage – Quentin Monnerat
- Davantage de moyens – Frédéric Monnier
- Culture ou climat, il faut choisir – Le Coin du Ronchon
