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Un vote biaisé

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1797 10 novembre 2006
Sur quoi voterons-nous? On dit «le milliard»: «le milliard de cohésion», «le milliard de solidarité», «le prix des bilatérales»; ou alors «le milliard du chantage», «le milliard qui n’est que le premier pas», «le milliard ajouté à une dette fédérale qui en compte déjà cent trente».

En réalité, nous ne voterons pas le 26 novembre pour savoir si la Suisse payera ou non ce milliard. Le 12 mai 2004, Mme Calmy-Rey a signé un «mémorandum d’entente» (memorandum of understanding) par lequel la Suisse s’engageait auprès de l’Union européenne à dépenser ce milliard pour soutenir les Etats de l’Est venant d’adhérer à l’UE. Le Conseil fédéral a engagé la Suisse. Qu’il l’ait mise devant le fait accompli est irritant, mais ne change rien à la réalité de l’engagement.

D’ailleurs, la loi fédérale sur la coopération avec les Etats d’Europe de l’Est, contre laquelle les Démocrates suisses, puis l’UDC et l’Association pour une Suisse indépendante et neutre ont lancé et fait aboutir le référendum, ne mentionne pas ce milliard. Elle prévoit simplement les modalités de l’aide financière que la Suisse entend apporter aux Etats concernés. Elle ne donne aucun chiffre et ne prévoit aucun plafond.

Les adversaires et les partisans semblent néanmoins être tombés d’accord pour faire croire à l’électeur que c’est sur le milliard qu’il votera. Les premiers parce qu’une menace sur le porte-monnaie du citoyen est de bon rapport dans une votation, les seconds pour dramatiser l’enjeu, mettre dans la balance le poids du sentiment moral et la crainte des rétorsions européennes, peut-être aussi pour faire l’impasse sur l’épisode du mémorandum.

L’aide suisse

De 1990 à 2006, la Suisse a versé trois milliards et quatre cent cinquante millions de francs d’aide au Fond de cohésion de l’Union européenne, soit en moyenne deux cents millions par an. C’est ce que le Conseil fédéral appelle la «coopération traditionnelle».

Ces montants sont allés principalement aux Etats de l’Europe de l’Est, mais aussi à certains Etats de l’Asie du Sud- Est. De 1990 à 1994, ce fut au titre de l’aide au développement. Dès 1995, un arrêté fédéral fournit une base légale à ces versements. Cet arrêté est limité dans le temps et la loi sur laquelle nous voterons devrait le remplacer.

Le Conseil fédéral entend bien continuer cette «coopération traditionnelle» en parallèle à la mise en oeuvre du milliard, mais pour un montant annuel réduit à cent quarante millions, comme nous le verrons plus bas.

La loi

Le premier alinéa du premier article de la loi fédérale sur la coopération avec les Etats d’Europe de l’Est dit l’essentiel: «La Confédération prend des mesures propres à soutenir les Etats d’Europe de l’Est dans leurs efforts pour construire et consolider la démocratie, réaliser la transition vers l’économie de marché et mettre en place leurs structures sociales.»

Aux termes du mémorandum, le milliard devait être réparti entre dix Etats, soit la Tchéquie, les trois pays baltes, Chypre, la Hongrie, Malte, la Pologne, la Slovénie et la Slovaquie. La loi étend le cercle des bénéficiaires. L’aide suisse irait aux «pays autrefois communistes de l’Est et de la Communauté des Etats indépendants (CEI)», laquelle regroupe douze des quinze anciennes républiques de l’URSS. Là encore, nous ne comprenons pas pourquoi les partisans du projet, de même qu’ils ne parlent que du milliard, s’obstinent à ne mentionner que les dix Etats prévus par le mémorandum.

Les partisans affirment que le milliard ne coûtera rien au contribuable. On peut en discuter. Le calcul est le suivant: le milliard, débité en dix tranches annuelles de cent millions, sera couvert pour trois cinquième par soixante millions prélevés annuellement sur les deux cents millions de la «coopération traditionnelle» (pour laquelle il ne restera donc que cent quarante millions). Les deux cinquième restants, soit quarante millions, seront financés par la taxation de l’épargne des contribuables de l’Union européenne, qui découle de l’accord bilatéral sur la fiscalité de l’épargne. C’est ainsi que le milliard «ne nous coûte rien».

L’Union européenne demandera probablement à la Suisse une aide supplémentaire après l’adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie. On parle d’un montant global de trois cent cinquante millions sur dix ans, soumis à l’accord du parlement fédéral, mais pas au référendum facultatif.

Notre aide annuelle aux pays de l’Est se montera donc, si l’on en croit le Conseil fédéral, à deux cent septante-cinq millions: les cent quarante millions de la «coopération traditionnelle», plus les soixante millions soustraits à la «coopération traditionnelle» pour alimenter le milliard, plus les quarante millions couvrant le reste du milliard et payés par la taxation de l’épargne suisse des contribuables européens, plus les trente-cinq millions roumano-bulgares. Nous disons bien deux cent septante-cinq et non deux cent trente-cinq. Nous avons en effet quelque peine à considérer que les quarante millions ne nous coûtent rien: c’est tout de même de l’argent qui entre dans la caisse fédérale et en sort.

La coopération sera principalement technique et financière. La loi prévoit aussi des «mesures favorisant la participation au commerce mondial», des «mesures de nature à encourager l’engagement de ressources du secteur privé» ainsi que tout autre forme de coopération permettant d’atteindre les buts du législateur. Les prestations prendront la forme de contributions non remboursables, de prêts, de participations et de garanties.

Le milliard ne sera pas versé à l’Union européenne. La Suisse s’en est conservé la maîtrise, confortant ainsi son statut de Sonderfall. Il sera engagé au coup par coup par l’Assemblée fédérale en fonction de projets décidés par le Conseil fédéral. Les montants, sous forme de crédits-cadres, seront alloués par la voie d’arrêtés simples non soumis au référendum facultatif.

Eléments d’appréciation

Les Etats de l’Est ont été saccagés économiquement, écologiquement et moralement par septante ans de «socialisme réel». Il est assez compréhensible que les Etats de l’Ouest, qui n’ont pu les défendre à l’époque contre le pouvoir communiste, les aident à se sortir de l’ornière.

Nous croyons moins à l’effet de notre aide sur les flux migratoires ou – c’est le même raisonnement vu de gauche – sur la sous-enchère salariale. La relation de causalité est trop indirecte et trop incertaine pour que l’argument soit recevable.

La loi, qui prétend non sans fatuité imposer nos conceptions politiques et nos préjugés idéologiques à ces Etats, nourrit de grandes illusions quand elle affirme que l’introduction de l’économie de marché (art. 2 de la loi) les aidera à construire des institutions stables. L’exemple de la Russie nous rappelle qu’il y loin de la coupe aux lèvres. En fait, la loi du marché déstabilise les institutions quand elle n’est pas cadrée par le dialogue social entre représentants ouvriers et patronaux, par le respect des moeurs économiques en usage dans le pays, voire, selon les conditions de production, par un certain protectionnisme.

Le milliard a-t-il été concédé par le Conseil fédéral sous la pression de l’Union européenne et pour obtenir son accord sur les bilatérales? Cela ne nous étonnerait pas: nous avons toujours eu avec l’UE des relations de force plutôt que d’amitié. Mais nous posons la question: est-il vraiment scandaleux qu’un accord inclue, même indirectement, la participation financière d’une des parties? Parler de «chantage» est excessif.

La Suisse a-t-elle cédé trop facilement à l’Union européenne dans cette affaire? Dans Le Temps du 30 octobre, M. D.-S. Miéville le conteste: «L’UE d’une part voulait un accord en bonne et due forme, comme elle en avait conclu un avec la Norvège, membre de l’EEE, et surtout elle entendait obtenir une contribution suisse non seulement pour les dix nouveaux Etats membres mais également pour le Portugal, l’Espagne et la Grèce. Cette prétention, absolument irrecevable pour la Suisse, a empoisonné pendant des mois les relations entre Bruxelles et Berne. Si l’UE s’interrogeait ouvertement sur la “bonne foi” de la Suisse, Micheline Calmy-Rey déplorait, à Berne, “l’arrogance de Bruxelles”. Finalement, l’UE a cédé sur presque toute la ligne. Elle voulait une solution rapide, elle a dû attendre. Elle voulait un accord, elle a dû se contenter d’un “memorandum of understanding”. Elle voulait que la Suisse verse son écot dans un pot commun, elle a dû y renoncer. Elle voulait que l’Espagne, le Portugal et la Grèce aient leur part, il n’en a plus été question.»

La limitation de la validité de la loi à dix ans, la nécessité pour le Conseil fédéral d’être relativement réaliste dans ses projets s’il veut prolonger son aide audelà de dix ans, l’attribution des créditscadres au coup par coup sont autant de limites qui ne permettent pas de parler d’un «blanc-seing» ou d’un «chèque en blanc» accordé à l’administration fédérale.

Seuls les Démocrates suisses qui ont déclenché l’action référendaire sont opposés au milliard comme tel. L’UDC et l’ASIN refusent la loi parce qu’elle ne prévoit pas de plafonnement aux dépenses et qu’elle est imprécise dans ses modalités et quant à la nature des projets soutenus. Mais l’idée de l’aide étatique et le milliard comme tel ne semblent pas leur poser de problème insoluble. Si le non l’emporte, il reviendra à notre diplomatie de faire admettre ce point essentiel, dissimulé par une campagne biaisée.

On a envie de voter non pour remettre à l’ordre le Conseil fédéral, pour lui apprendre à être plus précis dans ses engagements financiers, moins désinvolte avec le parlement et plus respectueux du peuple. Mais ces motifs sont-ils suffisants pour justifier le refus? Nous ne le pensons pas.

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