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Les angoisses d’un optimiste

Jacques Perrin
La Nation n° 1899 8 octobre 2010
Les hommes d’action sont d’un naturel optimiste. La certitude de réussir porte leurs entreprises. Un chef de guerre n’intégrerait pas dans ses commandos des soldats méfiants, pleins de craintes et de doutes quant à l’issue des missions à accomplir.

Il existe une autre espèce d’optimisme plus discutable: l’optimisme métaphysique qu’illustre le brave Fathi Derder, chroniqueur à 24 heures, rédacteur en chef de la Télé, dont nous avons relaté les propos complaisants sur la tricherie (La Nation du 18 décembre 2009). Tel lecteur nous reprochera de nous intéresser à un hurluberlu. Nous avons nos raisons. M. Derder est un philosophe amateur tout imprégné de nietzschéisme, de libéralisme et de scientisme. Il n’a rien à voir avec les babas décrits par M. Delacrétaz. Il appartient à la génération suivante. Notre époque produit des petits Fathi à la pelle, d’où l’intérêt que nous prenons à sa prose. L’idéologie qu’elle véhicule, partagée par de nombreux politiciens, conduit à des décisions politiques fâcheuses.

Dans un article du 25 mai intitulé «Et l’homme créa la vie», M. Derder rapporte la réussite des savants Venter et Hamilton qui, en dotant une bactérie d’un génome fabriqué de toutes pièces, auraient «franchi un cap essentiel dans le processus de création de la vie artificielle». Il s’enthousiasme pour cette réalisation, estimant que l’homme est sur le point d’accéder à la toute-puissance.

Selon M. Derder, qui suit Nietzsche, Dieu est mort, l’homme l’a tué. Façon de parler, car en réalité, Dieu n’a jamais existé. Il est un simple nom que l’homme donne à la perfection qu’il projette d’atteindre.

L’homme est créateur. Par la science et la technique, il progresse et «le progrès est fondamentalement bon». Cette affirmation fonde l’optimisme de M. Derder. S’il parvient à se créer lui-même, l’homme est sur le point de s’arroger la toute-puissance et l’immortalité, avantages qu’il attribuait jusqu’au XVIIIe siècle à la divinité (son invention).

Qu’est-ce que le progrès? Pour M. Derder, il apporte toujours plus de richesses, de confort matériel, une espérance de vie frisant l’immortalité, plus de droits et de tolérance. C’est le credo utopiste et libéral des Lumières. Selon M. Derder toujours, «ce monde va de mieux en mieux», car «l’Histoire va dans le sens de la création et de la croissance», la volonté humaine a déjà réalisé beaucoup, c’est évident; nous sommes à deux millimètres (comme l’a dit Mme Calmy-Rey dans d’autres circonstances) de la réussite finale consistant à égaler notre modèle divin. Qui nous empêche de franchir ces millimètres? Les populistes, les conservateurs et les écologistes de tout acabit apeurés par la progression de l’humanité, trop rapide pour leur chétive capacité d’adaptation. M. Derder désigne l’ennemi: l’«idéologie de la peur», qui «est dans l’air du temps». Tout va toujours mieux, mais une clique de conservateurs «culpabilise la science», «demande des moratoires», se dresse contre rien moins que «la nature humaine qui aspire à la vie éternelle». La «création» et la «révolution permanente» sont le «moteur de l’existence humaine»: «Demander à l’homme de décroître […], c’est lui demander de mourir». M. Derder ressent «l’impérieuse nécessité de faire avancer les thèses progressistes». Il faut combattre le conservatisme et harmoniser l’idéologie avec l’évidence du progrès.

L’argument massue de M. Derder est que le progrès est inéluctable. Il le répète à satiété: «L’homme et sa volonté de puissance sont inarrêtables […] rien ne nous arrêtera […] rien ne peut s’opposer à la créativité de l’homme, et à sa volonté de puissance».

M. Derder illustre l’optimisme progressiste de façon chimiquement pure. Celui-ci appelle des objections bien connues. Pourquoi M. Derder perd-il son temps à pourfendre les ennemis du progrès s’il est inéluctable? Pourquoi n’arrive-t-on jamais à franchir l’étape qu’on présente comme la dernière?

Il est peut-être vain, avec des arguments rationnels, de s’attaquer au progressisme qui se substitue aux religions. Dans l’article de M. Derder, il est sans cesse question de Dieu, parfois avec une ironie qui laisse transparaître un malaise: «Nous n’avons, Dieu soit loué, pas d’autre choix que d’y croire (à la divinité de l’homme, réd.)». M. Derder parle aussi de salut: «Notre salut passe par ces progrès». Le christianisme promet non pas l’immortalité, mais la résurrection, ce qui est fort différent. La promesse d’immortalité n’est-elle pas absurde? Peut-on se représenter un homme immortel alors que sa nature est d’être mortel? L’homme est une être-pour-la-mort, nous dit Heidegger. L’homme immortel ne peut plus avoir de corps, d’âge, il ne vieillit plus, le temps ne passe plus pour lui. Quelle forme a-t-il? Peut-être M. Derder, plus raisonnable que nous ne l’imaginons, songe-t-il seulement à survivre jusqu’à 150 ans, bardé de prothèses, d’implants, d’organes de remplacement, avec l’air d’un éternel adolescent… A quoi tout cela rime-t-il? M. Derder ne réfléchit pas à ces questions parce qu’il est un croyant d’un nouveau type. Il croit en l’homme, mais ne le regarde plus. Il ne sait plus ce qu’est un homme. Il veut être sauvé. Etre sauvé, c’est probablement pour lui jouir de la santé et de la sécurité auxquelles il a droit, profiter des plaisirs de la vie jusqu’à un âge avancé, où une mort douce le délivrera des premiers symptômes de l’ennui.

La poursuite de ce genre de vie est entravée par la méchanceté humaine car, selon M. Derder, «[…] l’homme est capable de tout, du pire comme du meilleur». Une note méfiante vient troubler in extremis la mélodie du bonheur: «Certes, tout n’est pas encore parfait… Il faut des garde-fous. Une éthique et des limites». Par qui les limites seront-elles posées puisque Dieu est mort, que l’homme n’est pas assez bon pour les fixer et que l’idéologie se vante de «briser les tabous» les uns après les autres? A quelle éthique peut-on se fier du moment que le philosophe préféré de M. Derder, Nietzsche, a miné toute espèce de morale?

L’optimisme et le pessimisme se rattrapent dans le discours de M. Derder; ils se rejoignent aussi en général. L’optimiste ne peut jamais se satisfaire de quoi que ce soit, ni rester en repos, ni contempler ce qui existe. Tout est toujours insuffisant, on peut faire mieux, la «révolution permanente» empêche l’individu de s’accommoder de ce qui est, d’aimer les choses et les personnes. D’où l’angoisse de l’optimiste qui voit le temps filer sans que la perfection ne soit jamais vraiment au rendez-vous. L’optimisme repose paradoxalement sur la haine de l’homme et de ses imperfections. Il boit à la même source que le pessimisme. Voilà pourquoi M. Derder s’exhorte (et nous exhorte) au terme de son article à ne pas craindre le progrès. Singeant une dernière fois le christianisme, il prend à son compte les paroles papales: «N’ayez pas peur!». «Jusqu’ici le temps a donné raison à l’homme. Pourvu que ça dure!», conclut-il.

Fathi Derder, un optimiste plein de soucis!

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