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Cyclistes et autres fâcheux

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 1899 8 octobre 2010
Le dernier numéro de Touring, organe du TCS, pointe le doigt sur «les cyclistes irrespectueux». Ils circulent sur les trottoirs, bousculent les piétons, passent au rouge, franchissent les lignes continues, roulent sans éclairage, etc. Ce qui cause l’exaspération des piétons et des automobilistes. Ces observations sont souvent vraies et vérifiables.

Qu’on me permette d’évoquer le parcours d’un cycliste, de son domicile à son lieu de travail. Il est sept heures et quelques, le matin et, au début, tout se passe bien. Au centre du village, pourvu de diverses chicanes destinées à ralentir le trafic, quelque automobiliste, exaspéré par une attente insurmontable derrière un deux-roues, me fait une queue-de-poisson, pour me démontrer, par la force de son invisible cavalerie, qu’il n’a pas que ça à faire. Plus loin, les quatre-roues s’impatientent derechef, car le bariolage jaune désignant une piste «cyclable» a réduit la piste «carrossable» à une voie inutilisable en concurrence avec les vélos. De nouveau, le cheval-vapeur trépigne derrière le jarret. Plus loin, je commets ma première infraction: la piste cyclable emprunte un sentier piétonnier, jadis goudronné, jamais entretenu. Lors de ma première – et dernière! – utilisation, l’éclatement du pneu arrière me fit préférer définitivement les dangers de la route ordinaire.

Au feu rouge, je m’arrête, contrairement à la plupart de mes semblables qui franchissent, sans danger, cette signalisation inutile pour les vélos: il serait tellement aisé de poursuivre sa trajectoire sans inconvénient pour personne. Pourquoi ne fais-je pas comme les autres? Reste de calvinisme? Conscience «citoyenne»? Paresse? Mystère. Plus loin, (deuxième infraction!) je coupe une ligne continue, pour me rabattre le plus rapidement possible sur le côté droit d’une voie rapide, afin d’éviter de me trouver pris en sandouiche dans les dépassements de poids lourds en retard de livraison, de fourgonnettes d’entreprises surexcitées, d’employés pressés, partagés entre le volant de leur Audi et le clavier de leur téléphone.

Ensuite, une ligne droite rapide et dangereuse – parce que chacun libère ses chevaux jusqu’alors bridés – est dépourvue de piste cyclable, alors que l’accotement suffisamment large en permettrait la construction à moindre frais. Sur la route voisine, la mort d’un jeune cycliste, écrabouillé par un train routier au tonnage supérieur, a entraîné – après quelques mois de floraison commémorative insistante – le marquage de la chaussée en jaune, pour faire croire qu’on avait créé une piste cyclable…

Arrivé au prochain carrefour, je prends la piste cyclable qui se confond avec le trottoir. Au passage pour piétons, je mets pied à terre, afin de laisser circuler les véhicules motorisés. Régulièrement, les conducteurs pilent sur leurs freins pour me céder un passage auquel je ne prétends pas avoir droit, n’étant pas piéton. Je suis toujours gêné de bloquer un carrefour giratoire à cause de l’exquise civilité d’un chauffeur de camion qui a sauté à pieds joints sur la pédale du centre pour me faire traverser.

Souvent je préfère un itinéraire plus bucolique. Là aussi je suis en infraction: un chemin asphalté est interdit à la circulation, «excepté le service forestier». En deux ans, je n’ai jamais rencontré personne, ni promeneur, ni chien, ni policier, ni bûcheron. En contrebas, un sentier pédestre, impraticable; au-dessus, la route cantonale. La signalisation n’a manifestement pas songé aux cyclistes.

Encore une infraction? allez, une petite dernière: le passage sous les voies de chemin de fer est réservé aux piétons. Pourtant, de nombreux véhicules non motorisés, surtout des vélos, l’empruntent régulièrement, tolérés par les usagers du train, pour autant qu’ils roulent au pas: je n’ai jamais eu à subir un regard désapprobateur et a fortiori accusateur, dans la mesure où j’ai toujours considéré le piéton comme prioritaire.

Le problème des cyclistes dans le trafic actuel est semblable à la coexistence des skieurs et des snow-boarders sur les pistes de ski: il n’ont pas la même trajectoire. Plus encore, il n’ont pas le même format, le même poids, la même vitesse. Les conditions de circulation ont été établies pour les automobiles et sont généralement inadaptées aux deux-roues. S’ils enfreignent la législation, ce n’est pas par bravade, mais pour adapter le système aux possibilités de leur véhicule. Ces problèmes ne se posent pas dans les pays où la circulation est distincte: en Allemagne, aux Pays-Bas, les vélocipèdes sont clairement séparés du trafic motorisé et roulent en sécurité sur des pistes cyclables réservées.

Aujourd’hui, le cycliste a la cote: il peut à peu près tout se permettre impunément. Il est dans l’air du temps et se comporte souvent avec la tranquille arrogance de celui qui défend la bonne morale. Le malheureux conducteur d’un 4x4 Porsche Cayenne turbo, payé 171000 francs hors options, respectueux des règlements, et qui s’acquitte de taxes et d’impôts hippopotamesques, sa morale à lui ne vaut pas un clou face à celle du cycliste fantaisiste: il a raté les étapes de l’écologie et de la responsabilité citoyenne. Pensez: il est resté indifférent à la journée de la mobilité douce. A mort donc.

Avec son génie de l’observation psychologique, Hergé a très exactement exprimé les relations entre les usagers de la route: le capitaine Haddock fait de l’auto-stop: «Il devrait y avoir une loi qui obligerait ces satanés boulotteurs de kilomètres à s’arrêter quand on leur fait signe.» Un peu plus tard, pris en charge par un Milanais complaisant, il voit des touristes sur le bord de la chaussée: «Ces auto-stoppeurs! Il devrait y avoir une loi contre ces gens, mille sabords!»

Ainsi sont les relations entre les usagers de la route: le piéton déteste l’automobiliste, l’automobiliste déteste le piéton, le cycliste déteste l’automobiliste, les piétons et les automobilistes détestent les cyclistes, tout le monde déteste les poids lourds, les tout-terrains et les motos. Les relations sur la voie publique sont fondées sur la haine de l’autre et l’amour des lois – appliquées à l’autre, précisément.

La prolifération des signaux, des gendarmes couchés et debout, des radars, des niaiseries moralisatrices («Pensez à nos enfants», «Baby on board») résulte de la baisse du niveau de civilisation. Ainsi les règlements et la répression se substituent à la politesse des moeurs. Les derniers chevaliers de la route sont les motards. Certes, ils font du bruit (mais souvent, quelle musique!) Cependant ils ont le sens de la trajectoire et l’amour de la mécanique. Ils roulent vivement, nets et précis comme des guêpes, et savent aussi modérer leur allure dans les agglomérations. Au volant de votre auto, si vous leur facilitez le dépassement, ils vous remercient généralement d’un signe du pied droit.

Pour le reste, comme toujours, et parce que nous sommes beaucoup trop nombreux sur la voie publique, l’enfer c’est les autres.

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