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Un peu de mystère dans un monde désenchanté

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 1899 8 octobre 2010
Magnifique exposition que ces quelque cent soixante huiles, aquarelles et gravures à l’eau forte du peintre américain Edward Hopper au Musée de l’Hermitage1!

Hopper est un artiste figuratif. Il a même pris explicitement parti contre l’art dit abstrait. Certains l’ont désigné comme le peintre américain par excellence. Cela se discute. Ce serait en tout cas une erreur de chercher dans son oeuvre une proclamation patriotique des vertus et des «valeurs» américaines. On n’y trouve ni le triomphalisme ni le moralisme, ni le pédagogisme propres à ce genre de production picturale qui se déjuge lui-même en subordonnant le beau au bien.

Les nombreuses esquisses préparatoires présentées au sous-sol mettent en lumière sa façon de procéder. Hopper part de la réalité et la retravaille en profondeur, l’épurant, déplaçant ou reconstruisant certains éléments, évacuant les détails: il s’agit de mettre en valeur la structure générale, et restituer le sujet, y compris les personnes humaines, sous forme de plans et de volumes colorés, minutieusement découpés et agencés, mis en valeur par une utilisation subtile de la lumière. Cette effort de synthèse ne l’empêche pas, à l’occasion, de s’attarder sur les détails d’un percolateur, d’une enseigne, d’une applique.

Hopper ne s’intéresse pas au spectaculaire, pas davantage au pittoresque. Il peint des maisons victoriennes, qui offrent, avec leurs profusion de pignons, lucarnes et toits mansardés, de merveilleuses possibilités de jeux de lumière (Haskell’s House), des vieux chalutiers, des paysages industriels (Blackwell’s Island), des gares (Dawn in Pennsylvania), des quartiers populaires (Early Sunday Morning), des intérieurs ordinaires, des fenêtres (Night Windows), des salles de théâtre (Sheridan Theatre) et de cinémas (New York Movie).

Ses lumières sont celles, obliques, du petit matin et du crépuscule, les lumières froides des candélabres publics, les rouges orangés des plafonniers de cinéma. Les rues sont désertes, les maisons, vides, les meubles, des produits de série, les intérieurs, anonymes. Les personnes humaines sont esseulées (Eleven A. M., Intermission, Summer Interior, Hotel Room, Automat, et tant d’autres). Elles ne le sont pas moins quand elles sont à deux (Office at Night, Room in New York), même quand il s’agit vraisemblablement d’amoureux (Summer Evening). Les couples sont accablés par la déception (Excursion into Philosophy, Summer in the City). Pas de communication entre les êtres, les yeux sont opaques, les regards, tournés vers l’intérieur dans une contemplation morne. C’est peut-être une réponse à la question posée plus haut: Hopper est le peintre par excellence des à-côtés moraux et sociaux d’une civilisation américaine individualiste et industrielle.

Le mot qui revient le plus souvent quand on parle de Hopper, c’est celui de mystère. Pourquoi? En réalité, tout peintre, tout artiste, est découvreur et messager de mystère. Quelle que soit son époque et ses théories esthétiques, il cherche à saisir et fixer cette part de réalité qu’il perçoit derrière les choses existantes.

Cette réalité change évidemment de statut au gré des civilisations. Au Moyen Age, la religion chrétienne imbibe toute la vie sociale. Elle oriente l’effort créateur. Les oeuvres médiévales sont tendues vers un au-delà mystérieux des choses, mais ce mystère est identifié. Chaque artiste défriche certes un chemin original, mais il en connaît l’aboutissement. Leurs oeuvres sont ainsi toutes de certitude, et le mystère, révélé par l’Ecriture, explicité par l’Eglise, apprivoisé par les rites et les symboles, est plénitude.

La Renaissance a brisé cette relation naturelle au monde surnaturel. Au cours des siècles qui suivent, le ciel se vide peu à peu, le monde d’ici-bas se désenchante. Avec la fin des impressionnistes, le processus de désillusion arrive à son terme. Ils l’annoncent eux-mêmes, comme on le voit avec la réduction cézanienne de la réalité sensible à des formes géométriques. Et le «Déjeuner dans l’atelier» de Manet est un Hopper avant l’heure, si ce n’est que sa construction est plus complexe et sa facture plus raffinée: même situation qui échappe au spectateur, même isolement des personnages, même regards indifférents, retournés sur un monde mental clos. Même mystère.

L’artiste moderne continue à faire ce qu’il a à faire, mais il est privé de la perspective éclairante et sans arrière-pensée d’ une foi commune. Il continue à nous dire qu’il y a un mystère au fond des choses, mais ce mystère est devenu indicible: il y a quelque chose, c’est sûr, nous dit-il, il y a quelque chose… mais quoi?

Dès lors, il l’exprime plutôt sous la forme d’un manque, d’une incomplétude de l’homme et du monde laissés à eux-mêmes. Il désigne une place vacante, non une réalité fondamentale. Les tableaux de Hopper engendrent en nous le sentiment obsédant d’une faille sans nom, un sentiment d’étrangeté, une tristesse métaphysique. Ce sentiment est renforcé par le soin technique, sa précision et la clarté très classique de ses réalisations. Peut-être est-ce pour cela qu’on insiste tant sur le mystère hoppérien.

Peut-être est-ce aussi parce que ce mystère, chez Hopper, est découvert au coeur de sujets banals et quotidiens: le contraste renforce l’effet. Impossible ici de ne pas évoquer les «Intimités» de Félix Vallotton, ces bois qui transforment en chefs d’oeuvre sans pareils quelques-uns des aspects les plus sordides du monde bourgeois auquel il appartient: mêmes thèmes triviaux, mêmes protagonistes ordinaires et, chez l’artiste, même capacité créatrice d’en extraire une beauté inattendue.

Enfin, il y a le mystère de l’oeuvre elle-même, ce qui fait qu’on n’en a jamais fini avec cette femme assise contemplant le vide et le silence (Morning Sun), qu’on revient sans cesse à ces trois distributeurs d’essence rouges alignés comme des soldats surréalistes (Gas), qu’on est obsédé par ces «oiseaux de nuit» accoudés au comptoir et perdus dans des pensées absentes (Nighthawks). A chaque fois, on retourne dans la salle où ils sont suspendus, ou on recommence à feuilleter le catalogue, se disant que cette fois, on va vraiment voir, qu’on va enfin comprendre ce que dit la toile. A chaque fois, elle nous échappe, et avec elle le mystère. Peu de peintres suscitent autant que Hopper cet engouement inquiet, cette fascination renouvelée, ce dialogue subjuguant et sans fin de l’amateur et de l’oeuvre.

Artisan appliqué, opiniâtre, refusant tout accommodement esthétique ou idéologique, Hopper, né en 1882 et mort en 1967, montre à ses contemporains convaincus de pouvoir maîtriser le monde que le fond des choses continue de leur échapper. En même temps et du même mouvement, de ce monde rationalisé de part en part, il souligne le mystère subsistant, il exprime la beauté possible.

 

NOTES:

1 L’exposition est ouverte de mardi à dimanche de 10h à 18 h, jeudi jusqu’à 21 h. Elle ferme le 17 octobre.

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