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Accros à la dépénalisation

Cédric Cossy
La Nation n° 1899 8 octobre 2010
Quoique que les choses aient été faites en grand – document en couleur de cent pages édité à deux mille exemplaires –, c’est dans une indifférence quasi générale que l’Office fédéral de la santé publique a publié le rapport Défi addictions1 à fin mai dernier. Il aura fallu attendre le creux de l’été pour que ce document, préparé conjointement par trois Commissions2 fédérales en charge de problèmes de dépendance et de santé publique, trouve un écho dans le Tages Anzeiger puis, par phénomène de résonance, dans le reste de la presse helvétique.

Ceux qui pensent que le rapport contient un Konzept centralisateur ou globalisant ne seront pas déçus: Le rapport Défi addictions vise à diffuser une conception intégrée de la politique des addictions sous la perspective de la santé publique. Fondé sur des considérations relevant de la politique sanitaire, il préconise d’élargir le domaine d’application de la politique des addictions en Suisse. Dans ce but, il énonce dix lignes directrices qui doivent contribuer au développement d’une politique cohérente vis-à-vis de la consommation problématique de tous les types de substances psychoactives et des comportements à potentiel addictif.

Pour prétendre ratisser aussi large, les auteurs doivent nous faire croire à une prise de hauteur jusque-là jamais osée sur la question. C’est pourquoi ils désirent considérer le problème au-delà de la dépendance (s’occuper des toxicomanes et des alcooliques n’est pas suffisant: il faut élargir la compréhension des motivations sociales poussant à la consommation), au-delà du statut légal (sur un plan médical, il n’y a pas lieu de faire la distinction entre produits légaux et illicites si les mécanismes d’addiction sont similaires) et au-delà des substances psychoactives (à côté des addictions aux drogues, alcools, tabac, médicaments et dopants, il faut ajouter celles touchant les joueurs et autres adeptes des mondes virtuels).

A ce cadre de référence élargi doivent naturellement correspondre des «orientations stratégiques» volant dans les mêmes sphères. Il faut donc aller au-delà de la responsabilité individuelle (la dépendance n’est pas la conséquence d’un faiblesse personnelle, mais de dysfonctionnements sociétaux, qu’il s’agit de combattre avec tous les moyens adéquats), au-delà de la protection de la jeunesse (protéger la jeunesse n’est pas suffisant: il faut des approches différenciées pour toutes les populations susceptibles de tomber dans l’addiction) et au-delà des mesures de politique sanitaire (le cadre de la santé publique est trop étriqué pour de telles ambitions. Les acteurs politiques, la société civile et l’économie doivent participer à la démarche).

Pour expliciter cette vision de la lutte contre les addictions, le rapport édicte dix «lignes directrices». Trois d’entre elles vont nettement «au-delà» des intentions stratégiques déjà énumérés et méritent d’être citées. La seconde ligne directrice préconise d’agir en fonction des dommages potentiels et réels des addictions: c’est l’importance de ces dommages et non leur origine qui doit orienter les moyens d’action. La quatrième prévoit la garantie de prise en charge, quelle qu’elle soit. On vise donc le service universel en matière d’addiction. La septième ligne directrice, enfin, parle de l’implication des producteurs, distributeurs et vendeurs: le cadre juridique doit ainsi être adapté pour contrôler l’offre et la demande.

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Les envolées pseudo-visionnaires, consensuelles et suffisamment vagues du rapport ne semblent pas de nature à révolutionner l’approche de l’OFSP en matière de prévention et de lutte contre la dépendance: on veut défendre la santé des Suisses, s’il le faut même contre leur volonté, on pense global en faisant fi des succès des institutions qui travaillent déjà sur le terrain dans ce domaine et on réclame beaucoup de moyens pour la nouvelle politique. Deux points font toutefois retentir la sonnette d’alarme.

Supprimer la distinction entre substances licites et illicites? Les bonnes âmes se diront qu’on y travaille déjà, par exemple en criminalisant progressivement la consommation de tabac. Impliquer les producteurs, distributeurs et vendeurs de substances? Pour le tabac, l’alcool ou les médicaments, les limitations d’achat ne font que se renforcer. On serait donc déjà sur la bonne voie.

Mais il faut déchanter à la lecture du Tages Anzeiger du 2 août. Un article consacré à Défi addictions y fait la part belle à une interview de François van der Linde, président de la Commission fédérale pour les questions liées aux drogues et co-auteur du rapport. Dépassant allègrement le cadre du document, M. van der Linde préconise le modèle des coffee-shops hollandais pour la vente libre du haschisch. Il défend de même la décriminalisation de la consommation des drogues dures, mesure devant s’accompagner d’un contrôle étatique strict de la distribution et de la vente. Fort de ces déclarations, l’article est intitulé Hanf wie auch Heroin entkriminalisieren. Le lendemain, Le Temps surenchérit en titrant en première page: Dépénaliser toutes les drogues reste l’objectif des experts.

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Défi addiction n’est pas le document dont on pouvait rêver dans le domaine de la lutte contre la toxicomanie. Outre qu’il enfonce quelques portes déjà largement ouvertes, c’est un document nébuleux et technocratique dont toutes les lignes directrices sont centralisatrices. Son ton visionnaire et volontairement «au-delà» des actions concrètes le rend heureusement presque inoffensif.

Il y a toutefois une double trahison à relever dans sa présentation médiatique. Celle de François van der Linde, d’abord, qui a probablement trahi certains des co-auteurs3 pour mettre ses propres conceptions en avant, à savoir la décriminalisation de la consommation de toutes les drogues. Il y a ensuite celle des journalistes, qui n’ont bien sûr souligné et brodé que sur les déclarations sulfureuses de M. van der Linde.

L’affaire montre que les adeptes de la dépénalisation n’ont pas baissé les bras, ceci malgré le refus net et cinglant de la dépénalisation du cannabis par peuple et cantons en 2008. Que ces adeptes sachent toutefois que, si un énième projet de dépénalisation venait à voir le jour, nous serons là pour le combattre.

 

NOTES:
1 Défi addictions. Fondements d’une approche durable de la politique des addictions en Suisse, OFSP, 31 mai 2010. Aussi téléchargeable sous: http://www.bag.admin.ch/shop/00010/00506/index.html?lang=fr

2 Il s’agit de la Commission fédérale pour les questions liées aux drogues, de la Commission fédérale pour les problèmes liés à l’alcool et de la Commission fédérale pour la prévention du tabagisme.

3 Bruno Erni, membre de la Commission fédérale pour les problèmes liés à l’alcool, co-auteur du rapport interrogé dans le même article du Tages Anzeiger, avoue des objectifs plus modestes: il demande un contrôle plus strict en matière de vente d’alcool et de tabac, notamment en instaurant des prix minimaux rendant ces produits non attractifs.

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