Fadeur de l'individu, splendeur de la personne
[Article paru dans la Revue militaire suisse]
Les partisans de l'abolition de l'obligation de servir ont une bien peu originale vision de l'homme. Leur anthropologie est essentiellement centrée sur l'individu. Ce terme est bien choisi pour qualifier l'homme tel que nos adversaires de l'automne prochain le conçoivent. Individu, ou celui que l'on ne peut plus diviser. Atome social, pour prendre l'étymologie grecque, l'individu est constitutif de la société qui n'est rien d'autre que l'addition de chacun des individus qui la compose. La notion de communauté ne signifie alors plus rien. On peut lui préférer le terme d'agrégat.
Dans cette conception, l'homme ne doit subir aucune autre contrainte que celle qu'il veut bien se donner. Il est maître de son destin. Sa responsabilité n'est engagée devant personne d'autre que lui. Cela est parfaitement cohérent si l'on admet que la société dans laquelle il vit n'existe telle qu'elle est que grâce à lui. En ce qu'il est convaincu qu'elle serait différente sans son concours, il se vautre aisément dans l'égotisme le plus aboutit. Certain de son importance, il se place volontiers au-dessus de tout.
Cette vision de l'homme est assez confortable à proposer. De même celui qui la défend ne prend guère de risques. Cette position n'est pas très courageuse en fin de compte. Dans une société prospère, l'individu peut s'affirmer. Le confort matériel efface les faiblesses. L'idéologie individualiste et égalitaire générale prétend même barder chacun des mêmes droits que son voisin. Pour les individualistes nous rayonnons les uns contre les autres. Aucune contrainte ne doit nous empêcher de faire ce que l'on veut. Sartre qui affirmait que « l'enfer c'est les autres » avait bien compris que cette position n'était en fon de compte tenable qu'à condition d'être seul.
Or nous ne le sommes pas.
Le monde dans lequel nous évoluons est d'une immense complexité. Des règles définissent nos comportements quotidiens avec un nombre presque infini de nuances et de subtilités. C'est ce que l'on appelle les mœurs. Plus elles sont élaborées, plus elles témoignent d'un degré élevé de civilisation. Cette dernière expression est à ce propos parfaitement significative : la civilisation n'est autre qu'un dérivé étymologique du mot latin signifiant la ville. La civitas des romains ou la «polis» des grecs était ce lieu en dehors duquel la personne n'existait tout simplement pas. Hors la Cité point de salut. Et Socrate de refuser l'exil pour lui préférer la mort parmi les athéniens qui l'avaient vu naître.
Les mille gestes quotidiens que nous effectuons à l'attention des personnes qui nous entourent sont l'expression d'un tissu communautaire serré. On ne dit pas bonjour de la même façon à un garçon de 7 ans qu'à une dame de 80 ans. Pourtant pour l'individualiste ils sont assez peu différents; tous les deux égaux en volonté absolue.
Et c'est au contact des autres que nous nous sommes développés. Les courants philosophiques post-modernes, adeptes pour certains de la déconstruction, dénoncent ce phénomène. Ils ont le mérite d'en constater la réalité. Mais trop souvent l'enrichissement par le côtoiement est dénoncé comme facteur d'aliénation. Il faut donc briser les structures existantes: familles, classes d'écoles et entreprises sont autant de milieux asservissants.
Certains veulent donc éliminer ces communautés réelles qui forment les hommes. Ils veulent gommer tous les obstacles au libre épanouissement de la pleine volonté de chacun.
Les défenseurs d'une telle idéologie sont a coup sûr de bien peu modestes personnes. Osons faire preuve d'humilité. La communauté dans laquelle nous vivons ne disparaîtra pas dans un cataclysme si nous nous en allons. En revanche, si nous admettons avoir besoin de l'autre pour exister, c'est que l'autre a aussi besoin de nous. N'allons pas croire que nous avilissons l'être humain à n'être qu'un rouage facilement remplaçable d'une froide machinerie. La communauté, dans sa complexité, doit pouvoir attendre de chacun qu'il y joue le rôle qu'elle attend de lui.
Le citoyen suisse a le privilège immense de vivre dans l'une des sociétés aux mœurs les plus développées d'Europe occidentale. Nos réalités politiques cantonales, linguistiques et confessionnelles cohabitent avec un impressionnant succès depuis près de 200 ans. Cela parce que la Suisse vit encore en paix, avec elle-même et avec le reste du monde. C'est cela la sécurité.
Le citoyen appelé sous les drapeaux ne se rend pas l'esclave d'une société écrasante. Il s'inscrit dans une tradition confédérale partiellement constitutive de nos mœurs quotidiennes. Il lui doit donc aussi quelque chose. Le milicien ne poursuit d'autre finalité que sa liberté, et celle de ses concitoyens. On ne lui demande pas d'y prendre obligatoirement du plaisir. La réalité n'est pas plaisante par définition. Elle est, voilà tout.
Reconnaissons donc à notre citoyen-soldat une autre dimension que celle de cet inintéressant «individu»: celui de personne. Servir rend libre.
Félicien Monnier
rédacteur à La Nation