Et vous, où placez-vous l’âge d’or?
Notre dernier article comparait le conservateur et le progressiste. «Et le réactionnaire?» demande un lecteur. Le propre du réactionnaire, c’est de situer l’âge d’or de l’humanité dans le passé: chaque jour nous éloigne de ce temps béni où la société était civilisée, stable et lisible; les jeunes étaient respectueux des anciens, lesquels étaient pleins de sagesse; l’église s’élevait au milieu du village et l’école dispensait un savoir utile à des élèves dociles; l’épicerie du coin vendait les produits du terroir; il n’y avait pas de banlieues, ni d’agglomérations, peu de voitures, pas de toits plats; l’air était pur. Depuis, la décadence touche toute chose et ne cesse de s’aggraver. Le réactionnaire rêve parfois d’une révolution à l’envers, mais préfère encore la posture romantique du prophète impuissant, notant chaque jour, avec une satisfaction amère, de nouvelles raisons de désespérer.
Le progressiste n’est pas plus heureux. Lui place l’âge d’or dans un futur proche, et ce futur ne se concrétise jamais. Il se bat pour détruire les barrières inégalitaires qui divisent les hommes – nationales, de naissance, de classe, de sexe, de race –, mais l’inégalité resurgit toujours. Il souffre de ce que les lois soient si longues à fabriquer, si lourdes à mettre en œuvre et, finalement, si inefficaces. Il souffre peut-être aussi de ce que son discours de rebelle soit devenu «tendance», et qu’il ait été récupéré par les opportunistes de tout bord pour affirmer leur correction politique. Mais il oublie ses déceptions – le passé, c’est du passé –, et recommence inlassablement le combat, perpétuel optimiste perpétuellement déçu.
Entre les deux, le conservateur place l’âge d’or dans le présent. Cet or n’est pas à vingt-quatre carats, il le sait bien. Mais, si faiblement que ce soit, il brille ici et maintenant. Le conservateur partage la nostalgie douloureuse du réactionnaire, et, parfois, l’insatisfaction du progressiste. Mais il est avant tout plein de gratitude pour les éclats de beauté et de vérité que le monde continue de nous donner, pour tout ce qui nous sépare encore du néant. Il y a toujours quelque chose à perdre, donc à sauver.
Le conservateur voit aussi la fragilité du présent. Il regrette que le progressiste, prétextant les imperfections du monde, s’autorise à tout y casser et tienne pour rien les institutions, les traditions et l’expérience humaine qui les fonde. Il regrette qu’il ne distingue, dans l’attitude conservatrice, que le repli sur soi-même, le manque d’imagination et la crainte face à l’inconnu. Il regrette que, sur ce point, le réactionnaire rejoigne le progressiste et ne voie lui aussi que mollesse et manque de grandeur dans son souci obstiné de cultiver et de faire valoir ce qui nous reste de l’âge d’or, ou qui le préfigure.
(Olivier Delacrétaz, 24 heures, 27 octobre 2020)