En politique, le seul critère est celui du bien commun
Est-il possible de déterminer dans l’absolu la pertinence d’un acte politique? Oui, répond l’idéologue. Le marxiste, par exemple, pose sur tout événement la grille unique et abstraite de la lutte des classes: est bon ce qui va dans le sens de la lutte finale, au mépris des situations particulières, des personnes et des collectivités existantes. A l’opposé, mais dans le même mépris des réalités, le néo-libéral voit le moteur de l’histoire dans la lutte de tous contre tous. C’est celui qui gagne qui a raison.
L’idéologie, son nom l’indique, place l’idée au fondement de la réalité. L’idée étant universelle, les déductions politiques qu’on en tire doivent l’être aussi, pense l’idéologue. Est-ce si sûr, après tout? Et si cette apparente évidence n’était qu’un préjugé confortable? Et si les actions politiques devaient être appréciées dans une perspective plus limitée et plus concrète que celle d’une idée pure?
Par exemple, même s’ils tombent d’accord sur les faits, le vainqueur et le vaincu ne portent pas le même jugement sur la bataille qui les a opposés. Il ne s’agit pas seulement de satisfaction ou d’humiliation: il arrive que les conséquences d’une guerre durent des siècles. Aujourd’hui encore, les batailles de Poitiers et de Lépante n’ont pas la même signification politique pour les Européens et pour les Arabes.
Si mon idéologie est conservatrice, il est assez compréhensible que je jubile quand le pays voisin élit un conservateur à son gouvernement, en particulier si cette élection contredit les prévisions des sondeurs et du monde officiel. Mais cela reste un plaisir fugace, qui n’a pas grand-chose à voir avec les questions véritablement politiques. Car, s’il est conservateur pour son pays, le nouvel élu ne le sera pas nécessairement pour le mien. Il pourrait par exemple revendiquer, pour l’un de ces motifs historiques auxquels les conservateurs sont sensibles, sa souveraineté sur une partie de mon pays, alors que son concurrent progressiste n’y aurait même pas pensé. Autrement dit, même pour un conservateur, l’objet de sa politique n’est pas de faire triompher l’idéologie conservatrice partout dans le monde.
Pour un politique, le point de vue juste ne se trouve pas dans la conformité de ses jugements à une idéologie, même la sienne, mais dans le bien de la communauté historique dont il a la charge. Il ne s’agit pas de tenir pour rien les autres communautés. Il ne s’agit pas de s’isoler et de tout faire tout seul. Il s’agit juste de poser une référence première et intangible, un point fixe qui oriente la politique du pays: le politicien doit pouvoir conclure des alliances, signer des traités de non-agression ou de libre circulation, entrer en guerre ou déclarer la paix, mais il doit le faire en fonction unique du bien commun durable de son pays.
(Olivier Delacrétaz, 24 heures, 24 novembre 2020)