La double majorité répond à une double exigence d’égalité
L’initiative «pour des entreprises responsables», acceptée par le peuple avec environ trente-sept mille cinq cents voix d’avance, a été refusée par une majorité de cantons. Certains sont scandalisés et affirment que la double majorité est contraire au principe d’égalité. Le conseiller national Roger Nordmann, qui avait déjà déposé une initiative parlementaire en 2013 «pour un rééquilibrage du fédéralisme», prévoit de repartir à l’assaut.
L’un de ses arguments est que, dans un vote constitutionnel, la voix d’un Appenzellois des Rhodes Intérieures vaut quarante-trois fois plus que celle d’un Zuricois, alors qu’en 1848, le bulletin de cet Appenzellois ne valait que onze fois plus. Il faudrait, estime M. Nordmann, réduire cette injustice.
Mais si l’on juge le vote des cantons du point de vue de l’égalité des citoyens, le facteur de 11 est lui aussi inacceptable. Même un facteur de 2, même un facteur de 1,1 attribué au vote d’un Appenzellois par rapport au vote d’un Zuricois serait déjà hautement critiquable.
Le fait est que l’Etat fédératif de 1848 est une cote mal taillée, intermédiaire entre une simple Confédération et un Etat unitaire. Si la Suisse n’était qu’une simple Confédération, c’est-à-dire une alliance politique et militaire d’Etats souverains, la notion de «peuple suisse» n’existerait pas. Seuls les Etats cantonaux voteraient, chaque population cantonale ayant déterminé la position de son canton face à la Confédération. Si, à l’inverse, la Suisse était un Etat unitaire, «un et indivisible», les cantons ne seraient plus des Etats, ils n’auraient rien à dire et seuls les citoyens voteraient. Leur vote aurait, où qu’ils résident, la même valeur.
L’Etat fédératif étant à cheval sur les deux systèmes, il cumule deux exigences d’égalité, celle des individus constituant le peuple suisse et celle des Etats cantonaux membres de la Confédération. L’exigence de l’égalité des cantons exprime le fait que Zurich et Appenzell sont identiquement souverains. Ils ne sont égaux ni en territoire, ni en puissance, ni en population, mais leur souveraineté, en tant qu’elle exprime leur rapport d’Etat-membre avec l’Alliance fédérale, est exactement la même.
C’est ce qui explique que, pour octroyer une compétence nouvelle à la Confédération, il faut l’accord de la majorité des citoyens suisses, où le vote du Zuricois a le même poids que celui de l’Appenzellois (ce qui fait que l’Etat de Zurich a quarante-trois fois plus de poids que celui d’Appenzell!), et celui de la majorité des Etats cantonaux souverains (où le vote de l’Etat souverain d’Appenzell vaut autant que celui de l’Etat souverain de Zurich). Ces deux votes expriment deux aspects fondamentalement différents de la Confédération. Evitons de déséquilibrer la construction helvétique en les mélangeant!
(Olivier Delacrétaz, 24 heures, 8 décembre 2020)