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Actualités  |  Mardi 18 juin 2024

Ne sacrifiez pas la place Grand-Saint-Jean

Le quartier du Grand-Saint-Jean, à Lausanne, abrita le premier hôpital de la ville, tous deux attestés en 1127. Le chantier de la cathédrale n’avait même pas débuté. Sur les cendres du royaume de Bourgogne, le Pays de Vaud se trouvait morcelé en une multitude de seigneuries. L’évêque de Lausanne tentait d’imposer ses vues, et il faudra attendre un siècle pour assister à l’œuvre unificatrice de Pierre de Savoie. Au XVIIIe siècle, les Bernois créèrent, à l’emplacement que nous lui connaissons de nos jours, la place Grand-Saint-Jean.

Son nom rappelle évidemment saint Jean l’Évangéliste, que la tradition retient comme l’auteur de l’Apocalypse. On connut portée moins civilisationnelle.

Malgré sa richesse, la Municipalité de Lausanne veut se débarrasser de cet héritage et rebaptiser cette place «Charlotte-Olivier-von-Mayer», du nom d’une médecin lausannoise pionnière de la lutte contre la tuberculose. Malgré ses mérites, Madame Olivier n’arrive pas à la cheville de l’Évangéliste, ni n’évoque le Canton médiéval. Quitte à renommer les rues, on eût pu sacrifier quelque ventripotent notable radical du XIXe. Ce choix a la franchise de rappeler que la cancel culture s’en prend directement à nos racines. Mais là n’est pas toute la question.

L’intelligence humaine nous permit tôt d’organiser notre environnement, d’abord en le nommant. Les noms de rues équivalent aux lieux-dits de la campagne. Ils sont des traces vivantes de notre histoire et des générations qui se sont écoulées en ces lieux. Leur importance ne découle pas que du sens des mots qui les composent, ni même des événements ou personnes qu’ils rappellent. Elle découle d’abord de leur entrée dans les mœurs, de leur pénétration dans nos habitudes les plus quotidiennes: «On se retrouve à la Riponne? J’arrive. Je suis à Sainf’.»

L’outrage intervient donc au plus profond de nos représentations mentales de l’espace. L’opération - conduite par le Bureau de l’égalité et non le Service d’urbanisme – relève de la pure ingénierie psychosociale.

Mais il n’y a pas que la perte de mémoire que cause ce changement. Il pourrait encore rester, sous réserve de sursis, les rues Grand et Petit-Saint-Jean. Il y a les désagréments colossaux que la Municipalité impose aux nombreux riverains de cette place fréquentée, dont la Ligue vaudoise. Et le bon d’achat de 50 francs à faire valoir dans les commerces lausannois est une risible, sinon méprisante compensation. Ce ne sont pas que des papiers à lettres et des sites internet qu’il faudra changer, mais, dans certains cas, des devantures et des plaques. Sans compter pour les commerçants que la clientèle est volatile et a besoin de stabilité. La Municipalité décline déjà toute responsabilité financière. Nous connaissions, avec l’État, l’expropriation de terrains. Avec la Ville, nous découvrons l’expropriation d’identité géographique. Elle s’en fiche. Seule compte l’égalité.

(Félicien Monnier, 24 heures, 18 juin 2024)