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Les peintres vaudois (1850-1950)

Benoît MeisterLa page littéraire
La Nation n° 1874 23 octobre 2009
C’est d’abord un saisissement: des oeuvres vous étreignent, et vous êtes bien forcés de vous laisser faire. C’est François Bocion et son Bateau de promeneur et fond de lac, Marius Borgeaud et sa Chambre blanche, c’est Ania au soleil de Charles Clément, ce sont les fantaisies cubistes d’Alice Bailly, les intérieurs de Félix Vallotton, les nus de Rodolphe-Théophile Bosshard, les natures mortes de Gérard de Palézieux… Un tour de l’exposition s’impose, qui vous demandera des mois et de nombreuses heures silencieuses, avant de prêter attention au texte qui accompagne les oeuvres. Les peintres vaudois (1850-1950) (1), signé Christophe Flubacher, est un de ces ouvrages que vous ne fermerez jamais définitivement, qui a toujours quelque chose à vous dire. Pour ne parler que d’un aspect des choses, le Vaudois que nous sommes est sorti – sans en être vraiment sorti – singulièrement enrichi de sa lecture, comme multiplié par des oeuvres qu’il sent être un peu les siennes. Il n’a pu rester indifférent au fait qu’il existait autant de grands peintres vaudois, cela dit une fois pour toutes.

* * *

François Bocion

La question directrice qui occupera l’auteur tout au long de l’ouvrage est justement de savoir s’il existe une identité commune à la peinture vaudoise entre 1850 et 1950: discerne-t-on des ressemblances secrètes et profondes entre, par exemple, les toiles de Bocion, d’Auberjonois, d’Alice Bailly et de Gustave Buchet, aussi radicalement différentes celles-ci nous paraissent-elles au premier regard? Flubacher ne se hâtera pas de répondre, comme il est juste: il faut longuement regarder les oeuvres, y revenir, les apprécier pour elles-mêmes avant de passer à des considérations plus générales, susceptibles de les embrasser toutes. Et disons-le tout de suite, c’est dans la présentation des peintures et des artistes eux-mêmes, dans l’éclairage savant et pénétrant des oeuvres que réside surtout l’intérêt du texte de Christophe Flubacher. La réponse qu’il apporte à la question de savoir s’il est une peinture spécifiquement vaudoise nous semble, en effet, peu satisfaisante.

Voici donc, de François Bocion, deux toiles qui datent d’une année avant la mort du peintre en 1890: Saint-Saphorin et Bateau de promeneur et fond de lac. Flubacher fait la part belle ici aux commentaires de Paul Budry, qui disait de Bocion qu’il était «le plus grand peintre d’eau douce» (2). Le lac de Bocion ne connaît pas de mouvements agités, de rebellions et de menaces. «La température normale, écrit Budry, c’est le beau temps, la belle heure entre le printemps et l’été où l’eau fleurit comme la roseraie sous la lumière neuve, tandis qu’au faîte des montagnes se rétrécissent tous les jours les mouchoirs d’adieu de l’hiver.»

Non qu’il ne se passe rien: l’immobilité apparente, l’espèce de perfection calme sont le résultat d’un accord profond entre les choses. Le lac, le mont, le ciel, la fine barque à rame qui glisse sur l’étendue, les voiles écartées des bateaux qui rappellent les ailes des mouettes en forme de triangle inversé – un jeu d’échos, de reflets et de subtiles nuances font naître le sentiment d’une intime unité entre les diverses réalités représentées. Tout semble se répondre chez Bocion, rien ne paraît pouvoir exister dans l’isolement; c’est comme si chaque élément trouvait son achèvement dans tous les autres. Voyez encore la lumière violette qui baigne la composition de Bateau de promeneur et fond de lac, et qui se décline sans le moindre heurt sur les flancs ombreux des montagnes et sur l’eau; c’est la lumière qui paraît donner au paysage et à ceux qui l’animent leur unité. «Dans les dernières toiles nettoyées de toutes grâces éphémères, écrit encore Budry, par quatre marches de couleur, l’eau, le cap, le mont, la nuée, simplement, divinement accordées, quatre coups d’ailes vous ouvrent l’infini. Ayant dressé ce tremplin sublime, Bocion y monte, ouvre les bras et meurt.» (p. 130)

Charles Clément

S’arrêtant ensuite devant quelques tableaux de Charles Clément, né l’année même des dernières toiles de Bocion et mort en 1972, Flubacher nous parle d’abord de l’homme, qui quitte le Canton de Vaud en 1927 pour séjourner à Paris, d’où il s’échappera régulièrement pour Marseille aux parfums africains et orientaux. Lorsqu’il revient au Pays, Clément a la révélation de l’«accord profond, d’ordre mystique» qui le rattache à sa terre natale. Il dira: «La poésie de tout cela me pénètre à tel point que je me sens en quelques instants renouvelé et j’arrive à cette certitude. Toutes les fois que je m’éloignerai de ça, que j’essaierai de faire au malin (Marseille, Maroc, ou ailleurs), je m’enfoncerai dans le désespoir. M’en souvenir toujours et à partir d’aujourd’hui renoncer aux chimères.» (p. 42)

Clément va notamment peindre le monde rural, hommes et femmes paysans du Gros-de-Vaud. Ainsi Le Repas de famille, qui fait partie, écrit Flubacher, «de cette typologie de la paysannerie vaudoise où des hommes et des femmes sont immortalisés dans l’humilité saisissante de leur quotidien» (p. 50). Nous frappe ici le hiératisme des personnages, de la jeune-fille à la soupière, debout dans la partie gauche du tableau, du père de famille aux traits rudes et nettement taillés, et à l’autre bout de la table, au second plan, de la mère et de sa petite fille qui recule face au contenu de la cuillère qu’on porte à sa bouche. Ce hiératisme est conforté par la simplicité austère de la composition: la verticale sur laquelle se situe la jeune-fille est coupée perpendiculairement par les horizontales des bustes de la mère et du père; quant au corps de la fillette indocile, il vient se placer le long de la diagonale du tableau.

Les regards et les lèvres sont fermés. La couleur noire domine, enveloppe les quatre personnages, comme une nuit silencieuse qui déteint sur eux et nous le dérobe en partie. Seules en effet des moitiés de visage nous sont données à voir: l’homme et de la femme sont montrés de profil, le visage de la jeune fille est partagé par l’ombre. Cette manière caractéristique du peintre de ne pas laisser ses personnages se détacher tout à fait des couleurs qui les environnent se retrouve, radicalisée, dans les portraits qu’il fait de son épouse. Dans Ania au soleil, la fête des couleurs vertes et bleues fusionne avec le corps aimé et désiré, abolit ses contours par endroits. Des taches roses déforment le bras droit d’Ania, une ombre verte et bleue recouvre son visage. Ici comme dans d’autres tableaux de son épouse, les couleurs ont tendance, sous le pinceau fougueux du peintre, à déborder sur les formes qui deviennent alors des taches.

Marius Borgeaud

Avec Clément, Vallotton et Bosshard notamment, Marius Borgeaud fait partie des peintres qui se sont exilés à Paris; il peindra également à Audierne, en Bretagne. Flubacher nous livre une analyse fort intéressante de son art. Chez Borgeaud, ce sont les objets, toujours les mêmes, qui sont les principaux protagonistes, ce qui fait de lui, malgré son exil, «l’un des peintres les plus ramuziens de tous les maîtres vaudois» (p. 182). Deux bols complices sur une table, un chapeau de paille accroché au mur ou abandonné sur une chaise, un bouquet de fleurs paraissent contenir, exprimer les personnes absentes. Dans La Table et les deux bols, un intérieur rustique, une table mise pour le petit-déjeuner, quelques menus objets disposés selon une très belle fausse symétrie, reçoivent la lumière extérieure qui est comme offerte par les bras de la fenêtre ouverte. Il est remarquable que les intérieurs de Borgeaud ne soient jamais clos. Ainsi le quotidien représenté par La Table et les deux bols n’est pas routine, monotonie, enfermement dans l’habitude, mais échappée libre vers le monde extérieur.

En 1918, alors âgé de cinquante-sept ans, Marius Borgeaud fait la connaissance de Madeleine Gascoin, de vingt-huit ans sa cadette, qui sera sa compagne pendant les six dernières années de sa vie. Un grand bonheur anime le peintre amoureux, qui explique peut-être la joie et la sérénité qui habitent les compositions des années 1922 à 1924. Peinte l’année de sa mort, La Chambre blanche rayonne d’une extraordinaire lumière, qui semble nier avec superbe, avec foi, la vieillesse et la mort. La table est mise, la cafetière prête à remplir son office, les deux bols en attente… mais où le couple est-il passé? Est-il dans la lumière, dans l’air, dans les objets? Ou se promène-t-il dans le champ jaune qui s’aperçoit depuis la fenêtre? Flubacher voit dans cette absence un trait d’humour: «Dans la chambre soudain désertée par l’artiste et sa femme, mais où subsistent des traces de leur passage, on entend en effet comme une petite voix amusée qui susurre: “Raté! On vient juste de sortir”» (p. 184).

Y a-t-il une peinture vaudoise?

Auberjonois et son moderne, déroutant Vignoble au bord du lac, Eugène Burnand et son Taureau dans les Alpes romantique, mélancolique et grandiose, les courbes musicales du Grand Nu à l’écharpe rouge de Rodolphe-Théophile Bosshard, la magnifique sobriété de la Nature morte à la madeleine de Palézieux, les étonnants dessins d’Aloïse… Les richesses amassées par Flubacher sont inouïes, et tout lecteur des Peintres vaudois aura sa part!

Enfin, à la question initiale de savoir s’il existe une âme commune à la peinture vaudoise, la réponse de Flubacher est négative. C’est que l’idée même d’identité commune est rejetée par l’auteur comme étant une entrave au génie irréductible de tout artiste. D’où son rejet également, par moments très peu modéré, des tentatives de Paul Budry et de Ramuz de définir un art pictural romand et de fédérer les peintres autour de ce dernier. «Le propre du peintre vaudois, écrit Flubacher dans la conclusion de son ouvrage, est d’avoir paradoxalement quitté sa terre» (p. 231). Outre le fait qu’il y a de grands peintres vaudois qui n’ont pas quitté durablement le Canton, l’exil qu’un nombre non négligeable d’artistes vaudois ont choisi n’entre pas dans une définition d’une identité artistique spécifique; c’est un fait extérieur, qui a peut-être eu des conséquences sur leur vision artistique; c’est alors de celles-ci qu’il faudrait parler. Il apparaît qu’une idéologie individualiste et progressiste entame le jugement du critique: plus loin un peintre s’exile, moins on lui voit d’attaches avec une école, surtout si celle-ci est vaudoise ou romande, plus grand sera-t-il selon lui… De là également le progrès qu’il voit dans l’art abstrait par rapport à l’art figuratif, parce que le premier s’est libéré du joug de la réalité qui pesait sur le second.

Il est certain qu’une oeuvre belle est toujours profondément originale et unique. Mais l’indépendance absolue d’une oeuvre par rapport à celles qui la précèdent ou l’entourent, ainsi que par rapport aux origines du peintre, n’est pas, de notre point de vue, un critère de beauté. D’autre part, un artiste peut être redevable de ses pairs, simplement parce qu’il les a beaucoup regardés et admirés, tout en étant profondément original. Et si Bocion, pour terminer par lui, a peint de nombreuses fois le lac Léman et Lavaux, c’est en les refaisant librement à son image.

 

NOTES.

1) Editions Favre, Lausanne, 2008.

2) Cité par Flubacher p.124; idem pour la citation suivante. Par la suite, nous mettons le numéro de page entre parenthèses dans le corps du texte.

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