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Une sacrée controverse

Daniel Laufer
La Nation n° 1910 11 mars 2011
En juillet 1263, la Dispute de Barcelone avait mis aux prises, devant le roi d’Aragon et à sa demande, un nommé Christiani, juif converti au christianisme, et le fameux Rabbi Moïse ben Nahman de Gérone, plus connu sous le nom de Nahmanide. Cette controverse extraordinaire tourna plutôt à l’avantage du juif, ce qui du reste ne fit qu’accroître la fureur catholique. Il y a quelque analogie entre cette controverse et celle qui, en 1983, à Pajaro Dunes (Californie), mit aux prises René Girard d’une part, et trois anthropologues, l’un zuricois, les deux autres américains, Walter Burkert, Renato Rosaldo et Jonathan Z. Smith, d’autre part.

En effet, si aujourd’hui la pensée de Girard a pénétré tout le monde universitaire, qu’elle fait l’objet d’innombrables travaux, aussi bien dans le Nouveau que dans l’Ancien Monde, il s’en fallait de beaucoup pour qu’elle soit reconnue comme une pensée sérieuse en 1980. Il n’est pas jusqu’aux lecteurs de La Nation qui ne se soient privés de manifester une incompréhension amusée à la lecture des articles, forcément assez longs et quelquefois indigestes, que nous avons consacrés à l’auteur du Bouc émissaire. On aurait pu imaginer, on aurait pu même souhaiter que nos détracteurs virtuels s’exprimassent et qu’une controverse s’engageât. Las! Jusqu’à ce jour, il n’en a rien été. Le silence. Personne n’a pris la plume pour exposer des vues contraires, un peu comme si tout avait été dit sur les mythes depuis la parution des Tristes Tropiques et des Mythologiques de Claude Lévy-Strauss. Or il se trouve que cette controverse, tant souhaitée par nous, a bel et bien eu lieu, au cours de l’automne 1983, qu’elle a fait l’objet d’une publication en anglais, bien entendu complètement ignorée chez nous, dont une traduction amplifiée vient de paraître chez Flammarion sous le titre Sanglantes origines1. Elle ne portait pas sur l’ensemble des «hypothèses» de Girard, mais essentiellement sur le bouc émissaire, les mythes et les rites de mises à mort rituels.

Girard admet volontiers que le caractère parfois polémique de ses écrits, que sa prétention affirmée à considérer le mécanisme du bouc émissaire comme «le principe générateur de la mythologie, des rituels, de la religion primitive et même de la culture tout entière», qu’enfin et surtout sa lecture de la Bible en tant qu’elle représente «la première à remplacer la structure victimaire de la mythologie par un thème de victimisation qui révèle le mensonge de la mythologie» ont quelque chose qui n’est pas loin d’une provocation orgueilleuse. Et d’abord, quel crédit apporter à un écrivain qui n’est ni anthropologue, ni psychiatre, ni historien, ni ethnologue, et qui prétend recourir à ces disciplines pour démontrer la valeur scientifique de son hypothèse? Mais enfin est-ce qu’il a raison, oui ou non?

Il est peut-être utile de souligner ici combien est essentielle, dans la perspective de Girard, la méconnaissance, chez le persécuteur, chez tous les persécuteurs, non pas seulement de la non-culpabilité de la victime, mais du mécanisme même du bouc émissaire: les Thébains ne considèrent pas OEdipe comme tel, pas plus que Guillaume de Machaut n’hésite un instant à faire des Juifs les responsables réels de la peste. C’est nous qui lisons ces histoires et ces mythes dans leur mensonge et leur vérité. «S’attendrait-on à ce qu’un procureur, ironise Girard, présente comme “bouc émissaire” l’homme dont il s’efforce de démontrer la culpabilité?»

Walter Burkert, professeur émérite de philologie classique à l’université de Zurich, l’homme de l’homo necans (l’homme qui tue), anthropologue de renom, et dont Girard se sent assez proche, ouvre la dispute par un long exposé, très fouillé, sur l’origine des rituels – qu’on me dispensera certainement de résumer ici – au bout duquel il avance la thèse de la primauté de la tradition du rituel: «Autrement dit, on aurait tort de présupposer que les hommes accomplissent des actes religieux parce qu’ils croient; la vérité est qu’ils croient parce qu’ils ont appris à accomplir des actes religieux ou, de manière peut-être plus vraisemblable, qu’ils agissent, croyants ou non, selon les normes admises.» (p. 129) Parmi ces rituels, il y a évidemment le sacrifice. Et c’est la chasse qui, selon lui, a peu à peu, en remontant jusqu’au paléolithique, donné naissance aux rituels. Mais il admet que sa thèse ne rend pas compte du «complexe rituel du bouc émissaire», qu’il semble finalement ne pas contester, allant même jusqu’à dire, sans ironie, après une réplique de Girard, que sa thèse fondamentale du bouc émissaire est «fascinante», et admettre que le concept même du «bouc émissaire» prend son sens au moment où la société se refuse à punir les sorcières. Nous devons nous arrêter un peu, me semble-t-il, à ce stade de la controverse. Le regard que nous jetons non seulement sur les mythes, mais sur les histoires sacrificielles, comme celle de Guillaume de Machaut, est le regard de l’occidental d’aujourd’hui, analogue à celui qui nous fait apprécier par exemple la beauté d’une vieille rue moyenâgeuse ou les murs unescosiens de Lavaux comme des chef-d’oeuvre d’urbanisme ou d’aménagement du territoire, alors que les maçons ou les vignerons de l’époque n’ont pensé qu’à construire pour leurs besoins.

Pour en revenir à nos moutons, si j’ose dire, la théorie de Burkert s’appuie sur toute une série de recherches qui le conduisent à affirmer que c’est le besoin, et premièrement le besoin de nourriture, qui a conduit les hommes d’abord à chasser, puis à ritualiser la chasse en tant qu’une mise à mort qui pourrait en effet être devenue sacrificielle.

Quant à Smith, c’est un aimable rationaliste assez voltairien, extrêmement bien informé2, et qui pense, pour faire bref, que toutes ces théories sur l’origine du religieux, c’est bien joli, mais que les humains sont des êtres qui s’intéressent à leur environnement immédiat, et qu’ils y trouvent de quoi rendre la vie intéressante. Et bien entendu, il s’appuie, pour contredire, ou plutôt sans contredire ses distingués interlocuteurs, sur leur incapacité à fournir des preuves.

C’est une gageure insensée que de vouloir condenser dans ces quelques lignes ce qui est déjà, à lui seul, un volumineux résumé d’un débat majeur; mais ce qui nous est apparu, c’est la place tout à fait originale et hautement reconnue par ses contradicteurs, fondée à la fois sur les grands textes de Sophocle, de Shakespeare, de Dostoïevski ou de Proust, et la lecture des mythes et des rites, qu’y occupe René Girard; et l’on peut difficilement nier qu’il a réussi à «démontrer» d’une part l’origine persécutrice de tous les mythes et l’universalité du phénomène du bouc émissaire, d’autre part l’unicité du texte biblique et surtout des Evangiles qui «sapent à la base les religions du premier groupe (les religions mythiques) – et, en réalité, toutes les autres religions, car les Evangiles dénoncent l’injustice qu’il y a dans tous les cas de figure, à sacrifier une victime innocente.»

 

NOTES:

1 Violent Origins. Walter Burkert, René Girard et Jonathan Z. Smith on Rituel Killing and Cultural Formation, Stanford University Press 1987. (Burkert est en particulier l’auteur de Homo necans. Rites sacrificiels et mythes de la Grèce ancienne, Les Belles Lettres 2005). La traduction française a paru sous le titre René Girard. Sanglantes origines, Entretiens avec Walter Burkert, Renato Rosaldo et Jonathan Z. Smith. Flammarion 2010. (La contribution de R. Rosaldo n’apparaît pas dans l’édition originale.)

2 Dont on lira sans doute avec intérêt «Adde parvum Parvo Magnus Acervus Erit», History of Religions. Leyde.

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