Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Les politiciens face à la réforme scolaire

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1759 27 mai 2005
On a beaucoup parlé de la responsabilité des «pédagogistes» dans l’évolution calamiteuse de l’école vaudoise. Mais les pédagogistes ne seraient rien sans l’aval et le soutien des politiciens. Ce sont eux qui choisissent et décident. L’ouvrage «Apprendre à lire et à écrire» (1) qui vient de paraître montre que ces choix et décisions sont toujours allés dans le même sens durant plus de quarante années, quelles que fussent les orientations philosophiques des chefs du Département de la Formation et de la Jeunesse, autrefois Département de l’Instruction publique et des Cultes: dévalorisation de la formation classique au profit (?) de la formation scientifique, éradication des humanités; unification générale, aussi bien des méthodes que des bâtiments, des filières scolaires et de la formation des enseignants; obsession du changement; révérence excessive et exclusive à l’égard des études longues et de la formation universitaire au détriment des écoles techniques et de l’apprentissage considérés comme des formations de raccroc.

Il s’agit d’ailleurs moins de décisions que d’abandons: dès les années 50, les politiques se sont mis au service des réformateurs. On est rétrospectivement effaré de constater la naïveté avec laquelle d’honnêtes politiciens bourgeois plutôt conservateurs se sont alliés avec la gauche révolutionnaire pour semer un trouble durable dans une école qui fonctionnait – le baccalauréat vaudois était à l’époque reconnu comme un des meilleurs de Suisse.

Et l’on est tout aussi effaré de constater que la gauche a animé et continue d’animer une réforme scolaire privant les élèves défavorisés d’un enseignement systématique et approfondi qui représente le seul moyen sûr de compenser les insuffisances du milieu familial. La gauche nous a ainsi fait passer d’un système où les inégalités étaient acceptées mais ajustées vers le haut par l’école et intégrées à la société par des statuts professionnels honorables, à l’inégalité sauvage – d’autant plus sauvage qu’on l’avait mieux niée –, à l’inégalité brute et sans compensation sociale, génératrice de désillusion pour les uns et de mépris pour les autres.

Dès avant l’introduction de «Maîtrise du Français», La Gazette de Lausanne, La Nouvelle Revue, La Nation et le Bulletin patronal avaient émis quantité de critiques sur la forme et sur le fond. Le Département se contenta d’organiser une conférence de presse pour minimiser ou ridiculiser les critiques. J’y vois encore M. Edgar Savary, directeur du «Centre vaudois de perfectionnement pour les enseignants primaires», se lever d’un air suffisant, ôter ses lunettes, les fermer, en tapoter sa main gauche à petits coups, lever au plafond des yeux miclos et déclarer d’un ton extraordinairement compétent: «Jamais une formation d’enseignants n’aura été préparée aussi minutieusement.» En réalité, les institutrices durent appliquer la nouvelle méthode alors qu’elles n’avaient reçu que la moitié de la formation. Et elles se rappellent plutôt de cours donnés à la vavite, de consignes ingurgitées de force, de procédés pédagogiques superficiellement exposés, le tout badigeonné d’une phraséologie structuraliste totalement inappropriée à l’enseignement obligatoire, mais propre à épater le bourgeois.

Cent soixante-neuf enseignants – principalement des institutrices – signèrent une pétition demandant au chef du Département de surseoir à la mise en œuvre de la méthode. Perspectives, l’organe officiel du Département, ne fit pas seulement état de cette démarche courageuse et inhabituelle. En revanche, des hussards du DIP s’en allèrent discrètement remettre de l’ordre chez ces institutrices qui avaient eu le tort de croire qu’elles pouvaient défendre publiquement le métier qu’elles aimaient et pratiquaient comme une vocation.

Tout au long des années suivantes, des publications émanant des milieux les plus divers feront état – sans résultat – des défauts de la nouvelle méthode. En 1980, un Groupe 1980 formé d’enseignants publie les résultats d’une enquête auprès des maîtresses de première année, d’où il ressort que l’écart se creuse entre les plus doués et les plus faibles. Pas de réaction officielle. En 1982 paraît «Le nouveau français - Ruine ou renouveau» de l’Association vaudoise des parents chrétiens, dont 24 heures du 17 juin reconnaît qu’il «paraît bien argumenté». Le Département ne bouge pas. En 1986, le Groupe PI (pour Parents Intéressés) publie le premier numéro du «208» qui, durant dix ans, refusera de baisser la garde devant l’obstination du Département à couvrir les frasques de ses réformateurs. Cause toujours!

En 1987, le Département, sommé par le député Kasser de tenir sa promesse de procéder à une évaluation de la nouvelle méthode, dévie en corner en affirmant qu’il ne saurait être question de comparer les résultats de la nouvelle méthode avec ceux de l’ancienne.

En 1988, Jean-Blaise Rochat publie Les linguistes sont-ils un groupe permutable? Succès fulgurant de l’ouvrage, préfacé par André Verdan et illustré par un André Paul en pleine forme. Plus de trois mille exemplaires sont vendus. M. Gilbert Salem prend fait et cause contre la nouvelle méthode et ferraille durant plusieurs semaines dans 24 heures. Le chef du Département, M. Pierre Cevey, fait le gros dos et attend que ça passe. Il reçoit un rapport sur les moyens d’enseignement, fruit d’un travail énorme et désintéressé d’une vingtaine de maîtres. Après avoir assuré les auteurs de son intérêt pour leur projet, il déclare publiquement que ce sont des individus «issus de milieux très conservateurs qui se refusent à évoluer».

En 1991, le mouvement de rébellion atteint son acmé… la mauvaise foi du chef du Département aussi. Six cents maîtres de tous les degrés signent un manifeste dénonçant l’échec de la méthode. M. Cevey se contente de dire que les signataires ne sont qu’«un petit dix pour cent du corps enseignant» et que «l’enseignement du français, dans le Canton de Vaud, évolue fructueusement».

En 1992, un rapport effectué à la demande du chef du Département montre que les buts principaux de la méthode ne sont pas atteints. Il disparaît dans les tiroirs insondables du DIP. En 1993, la Commission d’étude du primaire affirme que l’apport de «Maîtrise du Français» est globalement positif. En 1996, un Grand conseil privé de jugement vote une nouvelle étape de la Réforme: c’est «Ecole vaudoise en mutation».

Les réactions critiques se multiplient. Le «Groupe Regards sur l’Ecole» (GRE), association créée pour suivre la mise en œuvre d’EVM, livre en juin 2000 un rapport approfondi sur l’évolution de l’école vaudoise: pas un mot du Département ni de la presse. Une nouvelle association de parents, l’«Association des parents intéressés et concernées par la scolarité» (ASPICS), publie des critiques de fond sur EVM et l’enseignement du français. Leur ayant accordé une audience à contrecœur, Mme Francine Jeanprêtre passe l’heure à bailler et à contempler ses ongles. En 2002, naît l’«Association vaudoise pour une école crédible» (AVEC). Cette association qui regroupe plus de trois cents enseignants vaudois reprend et développe sur la base d’expériences concrètes les critiques concernant l’état et l’évolution de l’école vaudoise. En 2003, une initiative est lancée pour le retour aux notes, supprimées au nom d’EVM – contrairement aux promesses de M. Schwaab. Après avoir abouti, elle sera retirée, le gouvernement ayant partiellement fait marche arrière.

A l’aveuglement volontaire et cynique des chefs de l’instruction publique radicaux s’ajoute la fuite en avant accélérée de leurs successeurs socialistes. On en trouve une bonne illustration dans la manière dont on a brisé l’Ecole normale pour lui substituer une HEP hâtivement bricolée, mêlant caricaturalement la prétention académique, le sectarisme pédagogique, la politique des petits copains et l’omniprésence d’une bureaucratie aussi débordante que débordée. Quant à la «HEP 2», on ignore tout des idées directrices de Mme Lyon à son sujet!

Du temps de M. Raymond Junod, le holà était encore possible. Les structures et les mœurs scolaires étaient assez solides pour une reprise en main. L’échec en 1981 de son Décret sur la réforme scolaire lui fournissait l’occasion de repartir sur de nouvelles bases. Mais le but obsessionnel de M. Junod était de prendre la direction du Département de l’Agriculture, de l’Industrie et du Commerce. Il ne s’intéressait pas à l’école et il lui suffisait qu’une mince couche de calme apparent recouvre le désordre qu’il laissait s’y installer. «Cette méthode, j’y crois» n’hésita-t-il pas à déclarer à la presse en parlant de «Maîtrise de Français». Il n’y croyait pas le moins du monde et d’ailleurs il ne s’agissait pas de croire ou de ne pas croire. Le choix du mot n’en était pas moins révélateur: celui qui croit est dispensé de se justifier.

Contester les réformateurs qui grouillaient librement dans son Département, c’était risquer le pire. La répression était impitoyable. Il en allait d’ailleurs de même pour les membres de son parti qui, à la moindre remarque, se retrouvaient terrassés par la lourde artillerie de ses quolibets.

M. Cevey, reprenant une réforme en mouvement, se trouvait dans une situation plus délicate, mais non désespérée. Il préféra continuer de céder. Quand il abandonna son poste, l’école vaudoise était devenue à peu près ingouvernable, au point qu’on peut se demander si M. Schwaab et Mme Jeanprêtre pouvaient faire autre chose que surfer sur la réforme… tout en feignant d’en être les organisateurs. Les réformateurs ne leur en demandaient d’ailleurs pas davantage.

Certains ont cru que l’arrivée de Mme Lyon changerait les choses. C’était à tort. Mme Lyon soutient à fond le «Plan d’études cadre romand» (PECARO), énorme machine dont on ignore encore les contours exacts, s’ils existent. Elle ne peut ignorer que PECARO nous fera repartir pour des années de désordre scolaire, de travaux supplémentaires pour les enseignants et d’incertitudes pour tout le monde. De surcroît, elle vient de déclencher, à travers une sournoise mise en condition psychologique de la population vaudoise, les premières manœuvres visant à instaurer une filière scolaire unique pour tous les élèves jusqu’à la fin de l’enseignement obligatoire: autre source de troubles et de dépenses considérables. Enfin, nous venons de lire une interview (2) dans laquelle elle déclare que son but est de «faire disparaître les singularités vaudoises».

A quoi nous sert que Mme Lyon soit considérée comme une «personne d’écoute et de dialogue», comme une «femme d’Etat», «responsable» et qui «connaît ses dossiers» si, à sa manière discrète et insinuante, elle continue la politique d’aveuglement délibéré et de fuite en avant de ses prédécesseurs?


NOTES:

1) Apprendre à lire et à écrire, Jean-Philippe Chenaux, Françoise Bosset, François Truan, Gislaine Wettstein-Badour, Etudes et Enquêtes N° 35, Centre Patronal, mai 2005.

2) 24 heures du 24 mai 2005.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*



 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
  • Par coeur – Alexandre Bonnard
  • La centralisation coûte cher – Revue de presse, Ernest Jomini
  • Consensus et cercle vicieux – Jean-François Cavin
  • Catalogue des prestations inutiles (VI) - Le management de la qualité – Cédric Cossy
  • Retour sur l'autorité naturelle – Jacques Perrin
  • Schengen: détails révélateurs – Nicolas de Araujo
  • L'exemple de Cuba – Jacques Perrin
  • Une Ligne Maginot conviviale – Le Coin du Ronchon