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Le Conseil d’Etat et les conflits collectifs du travail

Jean-François Cavin
La Nation n° 2103 17 août 2018

Il vaut la peine de revenir sur l’affaire du quotidien Le Matin des jours ouvrables, qui semble s’être dissipée dans les vapeurs de la canicule (du moins au jour où nous écrivons ces lignes; mais qui sait?). Car l’intervention du Conseil d’Etat vaudois, rejoint par son homologue genevois1, pose des questions touchant au bon fonctionnement de l’Etat.

Les gouvernements ont dit leur émotion et proposé leur médiation pour que l’éditeur Tamedia perpétue la parution du journal en sa version de papier, d’une façon ou d’une autre. Cela revient, même si ce n’a pas été dit formellement, à désapprouver la décision de l’entreprise. On s’interroge sur la légitimité de cette démarche dans un régime d’économie privée, où les pouvoirs publics n’ont en principe pas à s’immiscer dans la conduite des entreprises; surtout si, comme pour Tamedia, elles ne sont ni subventionnées, ni concessionnaires. Les gouvernants n’en ont d’ailleurs pas l’aptitude, n’étant en général pas confrontés au marché et à la concurrence.

Il n’est certes pas absolument interdit à l’autorité cantonale de se soucier de fermetures d’entreprises, d’autant moins qu’elle doit être informée des licenciements collectifs et en surveiller le déroulement. Mais elle ne doit pas se départir de la plus grande prudence. Entre, d’une part, les démarches ordinaires de l’Office du travail, voire un contact exploratoire à haut niveau destiné, en toute discrétion, à bien comprendre la situation et, d’autre part, une intervention gouvernementale annoncée à grands renforts de trompettes médiatiques, il y a plus qu’une nuance.

Nous n’avons souvenir que d’un seul cas, dans l’histoire récente, où l’intervention d’un magistrat, en l’occurrence M. Philippe Leuba, a eu un effet bénéfique durable. La menace de fermeture de Zyma-Novartis à Nyon créait une situation tout à fait particulière. Non seulement l’ampleur du «sinistre» était de nature à affecter toute la région et touchait donc à un intérêt public; mais encore le site était rentable et les motifs de la décision restaient peu clairs, paraissant relever, dans un premier temps, d’un management à l’américaine, lointain, anonyme et peu imaginatif; de plus, la négociation a embrassé d’importants éléments fiscaux et immobiliers que seul le pouvoir politique pouvait maîtriser.

Rien de comparable dans le cas du Matin. L’éditeur a indiqué que le journal perdait des millions et personne n’a prétendu le contraire. Il n’y a pas d’intérêt public au sauvetage d’une feuille au contenu devenu bien pauvre. Certains s’offusquent qu’un titre soit supprimé alors que la société éditrice fait, dans l’ensemble de ses activités, de jolis bénéfices; mais si l’on condamne les entreprises à conserver indéfiniment leurs départements obsolètes, c’est le meilleur moyen de les conduire tout entières à la faillite! Pourquoi dès lors le Conseil d’Etat – présidente en tête, s’il vous plaît! – s’est-il engagé dans cette mauvaise cause? Parce que le personnel congédié, c’étaient notamment des journalistes, et que les journalistes, ça fait du bruit? Qu’il vaut donc mieux se mettre de leur côté pour soigner son image? L’épisode a fini comme il devait; après quelques jours de pourparlers, Tamedia a quitté la table de discussion, déclarant qu’aucune solution nouvelle et viable n’avait été évoquée; on veut d’ailleurs bien croire que l’éditeur avait soigneusement étudié son affaire et les diverses options envisageables avant de prendre sa décision. Il ne restait au Conseil d’Etat, assez piteusement, qu’à déclarer son «incompréhension» et sa «consternation».

Il n’y a pas que la question de l’opportunité politique et économique d’une intervention publique, et le risque d’un échec peu glorieux pour les magistrats. Car un licenciement collectif peut se doubler d’un conflit collectif du travail – c’était le cas dans l’affaire du Matin avec des journalistes en grève. Or, dans cette situation, la loi prévoit que l’Office cantonal de conciliation soit saisi, sauf si une convention collective de travail charge un organe professionnel de cette mission. En s’emparant du litige, le Conseil d’Etat – d’une façon qu’on pourrait qualifier d’illégale – court-circuite l’Office, au risque de le déconsidérer; or l’Office, pour bien remplir sa mission, doit bénéficier d’une autorité reconnue et plénière, sans être relégué au rang de médiateur de seconde zone.

A cela s’ajoute qu’un conflit collectif du travail, s’il se double d’une grève (illégale), peut déboucher sur des violences et d’autres troubles de l’ordre public. Peut-être les forces de police devront-elles intervenir. Le Conseil d’Etat peut-il à la fois se poser en médiateur et faire donner la gendarmerie?

L’échec du Gouvernement dans le cas du Matin devrait susciter une réflexion renouvelée et rigoureuse sur le rôle de chacun en cas de licenciement collectif, de fermeture d’entreprise et de conflit collectif du travail.

Notes:

1  Nous ne traitons pas ici de l’intervention genevoise, qui pose encore d’autres problèmes que ceux exposés dans cet article, notamment quant à la territorialité et au risque de divergences entre gouvernements.

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