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Par la vitre du bus 236

Camille Monnier
La Nation n° 2105 14 septembre 2018

En débarquant de Lausanne dans une ville étrangère, on découvre qu’un petit geste du quotidien peut rapidement se transformer en épopée.

En voulant prendre le bus lors de mon premier jour d’échange universitaire à Taïwan, cette petite île au sud du Japon, pour aller à l’université, je me heurtai au grand défi qu’était devenue l’action banale consistant à prendre un bus. On m’avait donné le numéro du car à prendre et décrit le lieu où l’attendre. Mais voilà qu’en arrivant à l’arrêt en question, les moyens de vérifier qu’on m’avait correctement informée se trouvaient quelque peu limités: tous les panneaux étaient écrits en mandarin.

Par chance, une femme parlant l’anglais me sauva la mise, fit signe au bus de s’arrêter et me montra comment payer. A peine avais-je déposé mes piécettes dans la caisse du chauffeur que les portes claquèrent et le véhicule démarra en trombe, me projetant vers l’arrière, là où quelques paires d’yeux me fixèrent en silence, ensommeillés. Je traversai la moitié de la ville ne sachant pas où j’allais, absorbant avidement toutes ces images nouvelles défilant à la fenêtre, tout en étant ballotée à chaque manœuvre à cause de l’habileté toute relative du chauffeur à conduire prudemment. Enfin, une voix grésillante annonça le nom de mon université en anglais et j’appuyai sur le «stop», priant pour que ce soit là le bon endroit où descendre.

Ce bus, numéro 236, devint mon quotidien, et lors des heures de pointe, il était tel une ruche pleine de vie. Des vieilles femmes aussi fortes et frêles que des tiges de bambous s’agrippaient aux poignées, tout en invectivant toute personne plus âgée ou plus mal en point qui oserait proposer de leur céder une place assise. C’était une de mes scènes favorites, celle des anciennes taïwanaises s’adonnant au bras de fer de la politesse.

Plus les mois passaient et plus je décodais avec facilité les conversations autour de moi. Mais plus que des paroles, c’était le décryptage de l’écriture chinoise qui m’intéressait. Parfois, goûtant au luxe de pouvoir m’asseoir confortablement plutôt que d’être projetée à tout va à cause de la conduite toujours aussi prudente du chauffeur, mon regard était comme happé par le tourbillon des pancartes publicitaires, des enseignes, des panneaux en tous genres qui défilaient au-dehors. Je ne comprenais souvent que quelques caractères, ou alors des bouts de ceux-ci, la grande majorité des caractères chinois étant formés par une combinaison de sinogrammes.

Le temps passant, je saisis le fait qu’être analphabète dans un certain lieu force une débrouillardise inconsciente; on voit défiler des jolis dessins partout où l’on passe: c’est charmant et exotique. Au fond, le fait de ne pas tout comprendre n’est pas si dérangeant que cela, car il suffit de demander et notre allure de touriste européen nous excuse d’office. Pourtant, un jour, après m’être énervée de ne pouvoir comprendre une seule pancarte depuis la fenêtre de mon bus, je me suis imaginé ce que devait ressentir la jeune taïwanaise à ma gauche à pouvoir tout lire. A m’imaginer un tel pouvoir, j’en conçus que la perception que j’avais de la ville de Taipei s’en trouverait complètement transformée.

La sensation d’être hors de portée de l’essentiel, d’être constamment limitée dans la perception des choses qui m’entouraient n’est pas venue tout de suite; j’ai mis plusieurs mois avant de pouvoir réellement mettre des mots sur ce sentiment de frustration persistant. Je redevenais une enfant au regard émerveillé devant le monde qui l’entoure, à qui l’on doit parler très lentement et simplement, même pour les discussions banales du quotidien; qui ne sait encore ni lire ni écrire, si ce n’est son prénom. Un enfant qui n’a pas accès aux conversations et qui ne dispose pas encore des clés pour analyser ce qui se passe autour de lui. Ce qu’il peut faire uniquement, c’est forger son regard, emmagasiner les nouveautés qu’il découvre à toute vitesse.

Cette leçon d’humilité peut parfois être en décalage avec ce que l’on attend de vous une fois rentré au pays. Jamais, à la suite de Socrate et Galilée, l’idée que «plus j’apprends, plus je m’aperçois que je ne sais pas» n’a eu chez moi autant d’échos. Des questions telles que: «les Taiwanais ont-ils un humour différent du nôtre?» me mettent dans l’embarras; je dois bien avouer ne pas pouvoir répondre en vérité.

Mais, après réflexion, il est réconfortant de voir qu’une culture étrangère est si difficile d’accès. Les billets low-costs ont révolutionné le voyage en le rendant plus abordable; les espaces géographiques éloignés sont devenus plus accessibles. Mais les secrets des cultures humaines se monnaient différemment. Ils réclament une bonne dose de curiosité, beaucoup d’indulgence, un nuage de patience, et du temps.

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