Le Ramuz de Stéphane Pétermann
Longtemps on attendit une substantielle biographie de Ramuz. Après sa mort, en 1947, quatre décennies s’écoulèrent parmi des Vaudois restés avec les zones d’ombre de leur écrivain le plus lu. On le citait de plus en plus, indice d’une présence qui se magnifia, mais rien n’était vérifié ni mis en cause. On vit paraître sur lui nombre d’essais, des meilleurs aux pires, sacralisations ou naïvetés. La gauche, Haldas, Buache, Cherpillod, déplorait en cette œuvre l’absence de la lutte des classes. J’ai pressé Georges Duplain, ami en retraite de la Gazette de Lausanne, de tenter un ouvrage retraçant simplement la vie de Ramuz. Il fut publié en 1991. Ce parcours se concentra sur ce qui avait rempli toutes les journées de l’écrivain, le souci de ses livres, et suivit son Journal inédit. Cette consultation fut autorisée par sa fille, à la Muette. Duplain travailla donc à Pully dans un bureau inchangé. Avec ses barreaux, il ressemble à une cage.
L’ouvrage du journaliste fut décrié par les milieux académiques car la perspective sur Ramuz avait suivi sa propre «mise en scène». Depuis lors les recherches sur la carrière, l’homme et ses textes se sont aiguisées et multipliées, en vue de la sortie de presse des nouvelles œuvres complètes. Les appuis à cette entreprise furent exceptionnels. Un million de l’Etat de Vaud, quart du budget total. Ramuz n’aurait pas rêvé recevoir pour lui-même ne serait-ce qu’une fraction de cet argent public.
En ce XXIe siècle, le lecteur peut choisir librement, de Ramuz et sur Ramuz, dans la masse littéraire produite et qu’un collectif d’experts a revue et réorganisée. Ont paru deux éditions critiques parallèles: les romans à la Pléiade, chez Gallimard, en deux tomes de 2005, assurés d’une diffusion mondiale, et l’ensemble des écrits en 29 volumes chez Slatkine, à Genève, de 2005 à 2013. Travail gigantesque: les 22 romans, à eux seuls, passèrent dans les mains de l’auteur par 78 versions. Pour le texte finalement retenu, avec introductions et notes, les chercheurs ont opté pour une approche savante conçue à Paris, ce qui traditionnellement rassure Lausanne. La technique informatique adoptée en l’occurrence s’appelle MEDITE, Machine pour l’étude diachronique et interprétative des textes d’écrivains.
Bref, du sérieux et c’est fait. Il faut en féliciter la communauté académique. Avec le reproche, peut-être, qu’elle n’a pas rendu la collection complète très séduisante. Graphiquement on s’est gardé d’en appeler aux émotions de la population. Il ne fallait surtout pas, à notre époque, qu’on exhibe sur les étagères familiales, bien relié, «notre écrivain national». Les critiques universitaires d’aujourd’hui vomissent ce concept. Ne parlez pas devant eux d’un monument littéraire. «Tout Ramuz» avec le goût de Mermod ou la diffusion audacieuse de Rencontre, c’est le passé.
Un petit ouvrage signé Stéphane Pétermann, l’un des analystes de la grande entreprise, est l’événement ramuzien de ce printemps 2019. Le format de poche de la collection «Savoir suisse» imposait une synthèse brève. L’auteur l’a rendue riche, approfondie et lisible. Par ses détails biographiques exacts, elle nous offre ce que nous n’osions plus espérer: une vie de l’écrivain. Pétermann révèle aussi ses propres sentiments. A cet égard, il a signé un essai, tout en reflétant l’attitude actuelle de la critique universitaire. Il exprime son éthique de rigueur textuelle qu’il dresse, non sans hauteur, face aux intérêts plus ou moins commerciaux de l’édition, face aux chroniques de presse aux jugements douteux, face aux autorités politiques enfin, sensibles à l’opinion publique, entre l’indifférence épaisse et la célébration débile d’un artiste mythifié. Le chercheur refuse de sacraliser l’écrivain, le traite d’«éternel insatisfait» ou d’«homme de la production», mentionne de constants soucis d’argent que Ramuz aurait exagérés dans ses déprimes. On n’est pas loin de débusquer chez le créateur une logique de rentabilisation de ses idées: le Valais montagnard se vendait bien. Aux chapitres magistraux du livre de Pétermann, où l’on suit l’écrivain solitaire dans son approche d’un langage qui ne soit qu’à lui, succède une déploration de son renfermement en son propre monde, déjà quand il vivait à Paris, son haut lieu littéraire. Mais il est obligé, hélas, de le quitter pour regagner son Canton quand sa femme lui donne une fille. En fin de course, Ramuz note: «J’avais des amis, mais je ne vais plus les voir.» Jamais de vacances. Pas de concerts. Pétermann montre le grand-père obsédé par le souci de Guido Olivieri, Monsieur Paul, son petit-fils. Un chapitre est intitulé «La somme des malentendus».
On n’a jamais parlé comme ça de Ramuz, sans que manquent de fortes pages d’éloge perspicace. Les analyses que publia le professeur Gilbert Guisan sur l’évolution du style ramuzien sont rappelées mais corrigées. Refus, surtout, de voir chez l’ermite de Pully une forme d’héroïsme.
Que penser de ce recadrement? Avec Charles-Albert Cingria, n’avons-nous pas eu deux «héros» qui rompirent avec la tradition des écrivains-professeurs, Olivier, Vinet, Rambert? Hors de Paris, libres et féconds, ne furent-ils pas deux chefs de notre révolution? Deux solitaires innovateurs, pour l’écriture, ont accepté les risques d’une marginalité sociale. Une part des tourments de Ramuz avait cette grande cause extérieure: l’absence de tout revenu assuré. Pétermann mentionne les mécénats dont bénéficia Ramuz dans sa période la plus faste, et le mirifique «Nobel romand» de 60’000 francs. Mais il nous apprend que la moitié de cet appui-là, qui poussa l’écrivain à s’engager dans l’achat de la Muette, ne lui fut jamais versée.
Un Ramuz devenu officiel mérite-t-il nos ironies ou nos indignations? Partout et pas seulement dans les siècles passés, on voit les nations, même les cantons, vouloir leur contingent de grands hommes, exagérer la vénération après leur mort, truffer rituellement les discours de citations fantoches. Ajoutez l’avenue C. F. Ramuz! Et Ramuz sur un billet de banque! Mais tant mieux. Est-ce fâcheux que la littérature fut ainsi honorée? L’irritation des purs, face à tout acte officiel et patrimonial, n’est pas plus convaincante que les célébrations creuses. Ainsi le cher faux-frère des Cahiers Vaudois, Edmond Gilliard, référence des révoltés reconnus, néanmoins professeur à la retraite, fulmina contre l’enterrement de Ramuz et ses pompes. J’y étais, adolescent, et j’ai surtout vu l’embarras du pasteur ridiculisé par Gilliard. Fallait-il, après la dénonciation d’un décorum excessif, rire de la modestie de son expression? J’avais observé le prédicateur peu avant, à la cure, séchant sur son texte: c’était mon parrain. Faut-il regretter le discours de Ramuz sur Davel en 1923 à Cully? Qui aurait parlé mieux, et plus sincèrement? Les Vaudois, pour des universitaires de 2019, ont-ils le droit d’aimer Davel?
Dans les débordements ou les mises en scène d’un ego, qui accompagnent l’émergence d’un artiste exceptionnel, un chercheur sérieux a bien sûr vocation de tailler dans le mythe. Pétermann accomplit cette mission. Mais on le sent embarrassé, dans le cas de Ramuz, de ce qu’il ait conçu des Cahiers Vaudois, ou préfacé avec émotion Le Canton de Vaud de Juste Olivier, ou qu’il ait refusé, causant scandale, de reconnaître une culture suisse, tout en agissant résolument comme leader littéraire de la Suisse romande. Ici, il ne suffit pas de dénoncer le nationalisme d’un autre âge, qui n’a rien de ramuzien, mais on peut, dans la recherche anthropologique et débordant les topos littéraires, s’interroger sur le lien social et psychologique très complexe qui a confronté et uni fortement, sur un territoire donné, un créateur exceptionnel et une population d’abord choquée par la nouveauté de son écriture, puis profondément respectueuse. Une foule de lecteurs anonymes et fins ont ressenti, par l’écrivain, et même dans son approche laïque du tragique, un attachement renouvelé à leur lieu de vie. Quant aux autorités, malgré leur inculture que ce petit livre suggère, elles ont offert un million de francs aux lettrés pour leurs travaux de recherche. Réjouissons-nous qu’elles aient reconnu de cette manière l’importance des mots.
On ne soupçonnera pas Pétermann, au terme de ses travaux, de ne pas aimer Ramuz. Mais ce verbe même appartient aux sentiments dont le critique se défie. Dans son petit livre qui nous dévoile tant de choses, il nous laisse deviner le hic.
Référence:
Stéphane Pétermann, C. F. Ramuz – Sentir vivre et battre le mot. Coll. Savoir suisse, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Le désamour des médias – Editorial, Olivier Delacrétaz
- Lu dans la presse – Revue de presse, Rédaction
- Occident express 32 – David Laufer
- Occident Express 33 – David Laufer
- Association dissociative – Jean-Michel Henny
- Démocratie numérique – Cédric Cossy
- L’âge de fer – Jacques Perrin
- E-vote – Cédric Cossy
- Le visiteur - Retour vers le passé – Le Coin du Ronchon