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Occident express 36

David Laufer
La Nation n° 2128 2 août 2019

Lorsqu’on arpente l’île de Hvar, qui fut yougoslave et qui est aujourd’hui croate, on peut observer d’immenses coteaux couverts de murets de pierre sèche. Construits en pente raide vers une mer de saphir, ils couvrent des milliers d’hectares, petit caillou par petit caillou, en un réseau étourdissant par sa taille autant que par l’énormité du travail qu’il représente. Constitués sur plusieurs millénaires, protégés par l’UNESCO pour être le plus ancien parcellaire agricole en activité, ils permettaient autrefois de cultiver l’olive, la vigne et la lavande, et de rendre visible les divisions et les héritages. C’est Jean de Florette en cinq fois plus pauvre, dans un paysage cinq fois plus beau – on est au sud, ne craignons pas l’exagération. Je me représente la vie de ces forçats, ramassant leurs cailloux sous un soleil de plomb, obsédés par leur unique survie et puis prestement retournant à la terre pour y être oubliés par les dizaines de générations qui leur succéderaient, les unes après les autres comme autant de petits cailloux. Aujourd’hui, ce qui frappe plus que tout, c’est la presque suffocante beauté de ces paysages, la variété et l’intensité de leurs couleurs et puis la mer étale tout autour. Est-ce que cette beauté est culturelle? Les morts qui gisent ici en étaient-ils conscients? S’arrêtaient-ils parfois de transpirer pour admirer l’île de Vis qui menace au loin, perdue dans ses brumes adriatiques? En tous les cas, ils ont cessé d’édifier leurs murets de pierre sèche. Ceux-ci sont des éléments de décors désormais, comme ces fléaux et ces fourches en bois d’un autre temps qui ornent les salons cossus des fermes rénovées. Car tout le monde s’entasse sur la côte qui, des millénaires durant, ne servait qu’à faire aborder pirates, commerçants ou envahisseurs. Aujourd’hui, ce sont les touristes. Ceux-ci, en moins d’une génération, ont rendu cette admirable et minutieuse édification inutile. Lentement, sous le vent et le soleil, les murets s’effondrent et retournent à la terre. La route qui serpente au milieu d’eux est étroite et l’on doit prendre garde de n’y pas s’encastrer dans une voiture arrêtée, dont les occupants photographient à la sauvette la mer, le soleil et les murets déserts. Je contemple cette immensité avec un regret coupable – comment regretter un passé si rude, si ingrat, si le présent offre au centuple ce dont ces bagnards d’autrefois ne pouvaient que rêver? Il est sept heures du soir et dans les dernières lueurs de ce soleil de mars, le voisin du bout de la rue nous invite à boire un verre de vin. Du vin de sa petite vigne, celle qu’il a héritée de son père, et du père de son père avant lui, qu’il cédera bientôt à ses deux filles et qui se trouve juste là-haut, derrière la petite colline, entre quelques murets de pierre sèche.

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