Rapport sur l’avenir des forces terrestres: vers une réponse à la guerre hybride
Le Département fédéral de la défense a publié ce printemps un rapport sur l’avenir des forces terrestres de l’Armée suisse1. Bien qu’il soit impossible de déchiffrer à l’avance les développements internationaux de manière certaine, ce rapport de 150 pages tente de dégager des tendances, notamment en matière d’évolution vers la guerre hybride (voir La Nation du 5 juillet dernier). Il présente la manière dont le milieu d’engagement devrait évoluer au niveau international et en Suisse pour les prochaines décennies et propose plusieurs options d’adaptation des forces armées et de leurs doctrines, en particulier des forces terrestres, le renouvellement des forces aériennes étant en passe de se concrétiser avec le projet Air 2030.
De façon liminaire, le rapport constate que les conflits se développent aujourd’hui dans toutes les sphères d’opérations. Si depuis des millénaires la terre et la mer et, depuis un siècle, l’air ont été les domaines privilégiés des armées nationales et conventionnelles, de nouveaux espaces sont aujourd’hui accessibles, grâce aux développements technologiques de l’ère de l’information, à tout un spectre d’autres acteurs, étatiques ou non. L’espace exoatmosphérique, l’espace de l’information, l’espace électromagnétique et le cyber-espace sont devenus au moins aussi importants que les trois premiers. Parce que les normes internationales de prévention des conflits empêchent l’éclatement d’une guerre ouverte et industrielle (par exemple: sanctions économiques, menaces d’intervention, ou encore alliances militaires internationales), le recours à ces nouvelles sphères d’opérations permet d’agir de manière discrète, détournée et avec peu de moyens, souvent hors du contrôle des autorités internationales. De plus, le cyber-espace et l’espace de l’information sont devenus particulièrement utiles aux pays ne pouvant pas rivaliser avec les grandes puissances sur le plan conventionnel ou encore aux organisations criminelles et terroristes. Il est par exemple beaucoup plus facile pour un Etat sous embargo d’agir dans ces sphères par le biais d’équipes réduites disposant d’un accès internet, ou grâce à des forces spéciales, que d’acheter des moyens conventionnels au marché noir. Alors que les conflits étaient jusqu’ici ouverts et conventionnels, ils sont devenus asymétriques, diffus et hybrides. De facto, il est devenu difficile de définir à partir de quel seuil nous serions en guerre et même de savoir qui serait notre adversaire.
Le rapport constate que pouvoir agir de manière défensive ou offensive dans chaque sphère d’opération requiert des capacités distinctes. Chaque sphère étant liée aux autres, il n’est pas possible pour un pays neutre comme la Suisse de concentrer ses efforts dans l’une ou l’autre. Une cyberattaque sur les systèmes d’approvisionnement en électricité se répercuterait par exemple dans toutes les autres sphères: au sol avec des problèmes de circulation routière et ferroviaire, dans l’air avec la perte des radars et de la navigation, dans la sphère électromagnétique avec la disparition des réseaux, dans la sphère de l’information avec les conséquences politiques et médiatiques d’une telle panne, etc. Contrairement au mantra que nombre de politiciens mal informés ressassent inlassablement, il serait dangereux pour la Suisse de supprimer des forces conventionnelles soi-disant obsolètes et de les remplacer par des «bataillons de cybersoldats». En effet, la gestion de la panne électrique évoquée plus haut nécessite l’emploi de troupes conventionnelles, ne serait-ce que pour assurer la sécurité et l’approvisionnement de manière intérimaire. De plus, cet énoncé est d’autant plus faux si la cyberattaque précède l’emploi de forces hybrides ou une opération conventionnelle de plus grande envergure. Les opérations militaires peuvent en effet être aujourd’hui lancées de manière coordonnée dans plusieurs espaces afin d’en démultiplier les effets.
C’est donc l’engagement des forces terrestres qui se révèle décisif. De nos jours, l’armée ne sert pas seulement à mener des opérations de guerre dans le cadre de conflits interétatiques; elle résout aussi des conflits secondaires et fournit un appui à la population. Les forces terrestres occupent une place centrale dans les forces armées: composante la plus visible, elles interviennent dans les lieux de vie et de travail de la population. Les forces terrestres doivent donc accomplir leurs missions dans un environnement de conflit hybride où le seuil de la guerre n’est pas clairement défini, en terrain bâti et au sein de la population civile. De plus, l’armée doit être développée en tant que système global. Si le débat public traite essentiellement de nouveaux systèmes d’armes isolés, seul un ensemble de capacités harmonisées permet aux forces armées d’accomplir leurs missions avec efficience.
Au vu de ce qui précède, le rapport préconise de développer une armée plus légère et plus modulaire, permettant aux forces terrestres d’être mieux adaptées au milieu d’engagement et centrées sur une collaboration étroite avec les organes de sécurité civils. Les capacités seraient plutôt axées sur un conflit hybride. Des adversaires non conventionnels pourraient être combattus rapidement afin d’empêcher une dégradation de la situation. La mise en réseau des capteurs, de la conduite et des effecteurs doit être une priorité absolue afin de réduire le temps de décision pour rendre cette rapidité possible. Ces lignes directrices serviront de base pour l’acquisition de nouveaux matériels dans les trente prochaines années pour un montant de 5,5 à 6 milliards de francs.
Notes:
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Boulets rouges et peau de chagrin – Editorial, Olivier Delacrétaz
- Pierre le Vaudois – Jean-Michel Henny
- L’enseignement explicite pour tous – David Rouzeau
- Occident express 36 – David Laufer
- Frontière écologique – Félicien Monnier
- Le Palais de Rumine et son avenir – Yves Gerhard
- Wilhelm Uhde – Yves Guignard
- L’agriculture, ce patrimoine immatériel – Le Coin du Ronchon