Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

La lumière d’Aline

David Rouzeau
La Nation n° 2133 11 octobre 2019

Le premier roman à proprement parler de Ramuz, Aline, a été écrit durant l’été 1904 lorsque l’auteur a 25 ans. Il sera encore un peu remanié avant d’être publié en avril 1905. Il s’agit d’un roman de jeunesse et on n’y trouve pas encore le grand style des romans de la maturité, à la syntaxe terrienne et charnelle. Dans ce petit roman d’amour, on fait face à une langue épurée et très poétique. Cette prose de jeunesse est donc déjà tout à fait impressionnante. Le jeune auteur n’avait du reste pas ménagé son ambition, ayant d’abord écrit ce texte en alexandrins.

Au-delà du style, le sens de ce récit est extrêmement percutant et profond. Pour aller droit au cœur du texte, on peut dire que ce roman défend le plan de l’âme contre une vision uniquement matérialiste de la vie. Il défend le vrai amour contre ses manipulations à fins égocentriques.

Julien représente l’homme matérialiste, égocentrique et superficiel. Il n’est jamais vraiment sincère dans sa relation avec Aline. Elle se donne entièrement et sincèrement. Lui l’utilise pour prendre du bon temps, pour satisfaire ses petits plaisirs égoïstes, comme il ferait de son cigare ou de son verre de vin. Julien est uniquement dans le plan de l’avoir et du matériel. Il est englué dans la seule matière, et du coup, cette matière, n’étant plus habitée par l’esprit, se dégrade, devient comme morte. Il n’a de cesse de montrer son insincérité et sa valorisation du matériel. Il vante la qualité des boucles d’oreille offertes, achète les baisers d’Aline, l’utilise, la manipule. Au fond, il est certainement un être humain, doté d’une activité psychique, mais son âme est éteinte. Seule Aline en a vraiment une.

Selon Ramuz, cet ordre de valeurs est aussi celui de ce village vaudois autour de 1900. Le jeune Ramuz est très sévère contre ce milieu social. Le syndic est le père du petit coq de village. Il ne fait rien pour reconnaître le tort subi par Aline. Il aurait dû exiger de son fils qu’il se marie avec elle. Au contraire, il se réjouit, et sa femme avec lui, qu’elle soit morte («A présent, on est débarrassé pour tout de bon.»). Voilà le lamentable niveau moral du détenteur de l’autorité politique. Quand on se marie, on a des deux côtés. On se marie entre riches, et Aline est pauvre. Ramuz dépeint l’horreur de ce village, l’horreur d’une morale protestante culpabilisante alliée à des valeurs paysannes uniquement matérialistes. Le pasteur, l’homme de Dieu, est, quant à lui, étrangement absent. Les femmes du village n’ont de cesse d’être méchantes par rapport à la destinée tragique d’Aline. Les villageois sont eux aussi insensibles et valorisent les apparences sociales (l’argent, le pouvoir, le faire-valoir social). La noce finale de Julien est carrément obscène. Tout y est matériellement opulent, neuf, brillant; même le «bonheur» des parents de Julien, même la «joie» des convives sont faux et restent englués dans l’ordre d’une vile matière. L’esprit, l’âme, a déserté ce monde où tous vénèrent le veau d’or de ce qui brille socialement. Comme le Christ, Aline finit sur sa croix, pendue à un pommier. Elle est trop pure pour ce monde. Le narrateur le dit clairement, «les hommes sont méchants».

Ramuz loue les valeurs profondes d’Aline, cet amour profond et humain qui s’est développé en elle. Il montre dans ce récit que l’essentiel, le plan de l’âme (l’être), est distinct du plan matériel (l’avoir). Le matériel est certainement important, mais il n’est rien sans la lumière et la vie de l’âme.

Si l’on veut tirer un enseignement de ce roman pour notre époque, on peut presque dire qu’il s’agit d’un roman qui s’oppose à l’ultra-libéralisme, qui est une idéologie valorisant uniquement le matériel et l’égocentrisme de l’individu. En quelques pages, en nous narrant une histoire d’amour, en nous parlant d’Aline et en nous tenant à côté d’elle, Ramuz touche le cœur du problème de l’homme, sa terrible difficulté à vivre en conformité avec la vérité morale. Les hommes sont souvent trop superficiels, variablement insensibles, surtout préoccupés par leurs intérêts égocentriques et matérialistes. Que dire de la domination de l’Argent à notre époque, cette mauvaise idole venue d’outre-Atlantique…

Ramuz, déjà jeune, ne désirait pas écrire des textes moralisants; il cherchait surtout à créer des œuvres d’art. On voit cependant qu’une profonde et subtile morale humaniste se dégage au travers du texte. A ce niveau, l’art exprime bien en effet la Beauté et a une dimension esthétique, mais il comporte aussi une vérité revendiquée par l’auteur, et en cela, il montre le vrai Bien et condamne le Mal. Et ce Bien et ce Mal, que montre l’écrivain, ne sont pas ceux qu’identifient de manière superficielle et fautive les codes moraux de la société (le syndic, les villageois, le pasteur).

Ce texte est tellement profond et douloureux — qu’y a-t-il de pire que la mort d’une jeune femme et de son nouveau-né? — qu’il ne peut qu’éclairer toute l’œuvre ultérieure de Ramuz. Quand on a été capable d’écrire un tel premier roman, à 25 ans, en réalisant une telle démonstration de force sur le plan moral et spirituel, on ne peut que continuer à fréquenter d’autres sommets, et Ramuz ne va pas manquer de le faire. C’est notamment en se rappelant toujours la lumière d’Aline que nous poursuivrons notre lecture de l’œuvre romanesque de Ramuz.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: