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L’Encyclopédie d’Yverdon magnifiée

Bertil Galland
La Nation n° 2133 11 octobre 2019

Le portrait de Fortunato De Felice par Corinne Desarzens

Notre mémoire collective, celle qui cantonalise ou celle qui helvétise, a-t-elle pris conscience du tsunami d’ouvrages de langue française qui submergea l’Europe lettrée dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle? La Suisse joua son rôle dans cette propagation des connaissances, au temps des Lumières. Les tenants de Rousseau affrontaient les admirateurs de Voltaire sous l’arbitrage de Diderot et d’Alembert. Dans l’apparente quiétude des régions soumises à l’Ours bernois, on importait et on exportait des encyclopédies rivales. Barques et chariots étaient chargés d’une nouvelle vision des sciences et des arts. On transportait par lacs et cols des feuilles imprimées par centaines de milliers. De volume en volume on reliait ces pages après-coup. Des éditeurs – l’un d’eux à Yverdon – avaient compilé ou piraté, sur tous les sujets imaginables, des textes d’auteurs disparates. L’ensemble de ces écrits refléta les vues d’une nouvelle génération de savants et d’érudits aux liens épistolaires couvrant toute l’Europe, tels Albert de Haller en Suisse pour les Alpes, ou Linné en Suède pour les plantes, ou des Genevois omniscients arrosant l’époque d’exposés moins tranchants que l’Encyclopédie de Paris. Il advint à celle-ci d’être censurée pour protéger l’Eglise, les monarchies et les mœurs. Les éditeurs de l’étranger, dans un pillage généralisé des informations et des planches, virent ainsi le marché s’élargir pour des ouvrages corrigés, actualisés, assagis ou moins chers.

Telle fut à la veille de la Révolution française l’incroyable fièvre du savoir. Les librairies se multiplièrent jusqu’aux petites villes que visitaient des représentants de commerce harassés par l’état des routes. Ils prenaient commandes et s’enquéraient des goûts et préférences des lecteurs. Oui, parmi les éditeurs les plus entreprenants s’affirma, il faut le rappeler, un ancien moine napolitain, Fortunato De Felice. Ce lettré en errance devint le rédacteur en chef, l’imprimeur, l’âme et l’agenceur passionné de l’Encyclopédie d’Yverdon. Une production énorme sortit de l’imprimerie à six presses de ce nouvel arrivant. Il logea sa famille dans une propriété de Bonvillars, sur le lac et la route de Neuchâtel. Il enrichissait son catalogue d’ouvrages mineurs et parfois aguichants, qui furent lus de Barcelone à Saint-Pétersbourg, mais aussi bien sûr en Suisse même et en France.

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Nous redécouvrons cette épopée éditoriale par la parution récente de deux nouveaux ouvrages remarquables. Le premier est signé Robert Darnton, l’historien américain réputé pour ses études sur cette période. Depuis cinquante ans, il a réorienté l’approche de la Révolution française en résumant sa position par une formule: «Books did it all.» Ce fut la faute des livres! Dans sa plus récente publication, A Literary Tour de France, paru chez Oxford University Press, il relate que pour ses travaux hors de Paris il a largement puisé dans les archives sans équivalent de la Société typographique de Neuchâtel. Elles comptent 50’000 lettres sur toutes les opérations d’un marché encyclopédique en explosion, dûment préservées par ces voisins et parfois partenaires de Fortunato De Felice et de la Société typographique de Berne. Albert de Haller, Lumière de ce temps, fut en quelque sorte le parrain du Napolitain. Il jaugea, jugea et soutint ses capacités et l’introduisit auprès d’éminents collaborateurs pour élaborer la matière de l’Encyclopédie d’Yverdon.

Le deuxième livre récent sur le sujet vient de paraître aux Editions de l’Aire à Vevey et porte très haut l’œuvre de Corinne Desarzens. Celle-ci, après d’ardentes recherches, n’est pas devenue historienne mais a compris que sa plume d’écrivain, comme jamais auparavant, pouvait faire revivre un Pays de Vaud soumis à Leurs Excellences de Berne, quand le culot d’un Italien vint inoculer à la Suisse une double fièvre européenne. Celle du savoir et celle du commerce, portées par une nouvelle liberté de pensée. Mieux qu’une biographie ordinaire, mais précise dans les détails matériels et l’évocation d’un climat mental, nous suivons là une épopée éditoriale. Elle porte un titre étrange: Le palais aux 37 378 fenêtres. Plus clairement, si l’on peut dire, ces dizaines de milliers d’«ouvertures» désignent le travail de notre encyclopédiste audacieux, voire malin, De Felice, trouvant ses rédacteurs en Suisse et ailleurs.

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Corinne Desarzens révèle son intelligence globale d’une métamorphose culturelle, aussi bien que son goût des mots. Certaines pages de son livre donnent l’exemple d’une floraison mimétique de l’époque décrite et de son propre style. L’un de ses chapitres brefs n’est qu’une liste de tous les adjectifs qu’on peut raisonnablement associer au fromage: impétueux, puant, fleuri, végétal, marbré, élastique… Nous goûtons là aux plaisirs qu’offre soudain la période où naissent les dictionnaires.

Exacte et subtile, sous la plume de Corinne Desarzens, pour en revenir à un épisode historique, nous apparaît l’arrivée de cet intellectuel transalpin dans la sévère ville de Berne. Fortunato a tout de suite compris qu’il était crucial, parmi Leurs Excellences, de rencontrer Albrecht von Haller, parlant alors évidemment en français et qui accordera au projet d’Encyclopédie d’Yverdon un soutien décisif. Ainsi pénétrons-nous dans une petite capitale à deux visages: au pouvoir étatique jaloux, que Berne exerce fermée sur elle-même, s’ajoute un humanisme savant et tolérant en contact suivi avec toute l’Europe. Ainsi s’explique, dans les terres vaudoises qu’elle a conquises, une censure très modérée, favorable à l’édition. Même approche à contrastes pour la ville d’Yverdon. Parmi les mille habitants de l’époque, le moine devenu protestant aménage en plein centre les ateliers où il fait suer ses typographes. Mais on le voit aussi converser avec un grand seigneur polonais qui aime séjourner en cette ville de langue française, offre un bal aux nantis et décrit la situation politique du côté de la Vistule.

Autres passages en pays romand: ceux de Casanova, de Voltaire, de Rousseau (de juin à septembre 1762 à Yverdon). Toujours en recherche de collaborations pour les matières de ses volumes, De Felice obtient des textes qu’il faut cependant raccourcir, calibrer, vérifier, ou teinter en fonction des régions de vente. Dans le domaine du savoir, l’Encyclopédie de Paris, écrit Corinne Desarzens, s’est lancée dans un grand nettoyage avec le balai de la raison. Yverdon nettoie aussi, mais au point que le mot religion n’y apparaît nulle part. On élimine discrètement les données qui causent problème. On freine sur les contributions d’un certain pasteur Chavannes, trop disert. De Felice diversifie les signatures en chef d’orchestre et en comptable. Mais il achèvera empêtré dans les dettes sa vie d’intellectuel, de grand patron dans l’édition, trois fois veuf en sa vie privée, finalement roulé par ses rivaux, tel Panckoucke qui imprime l’Encyclopédie de Paris. De l’immigré qui fut un grand Vaudois et devint le plus actif encyclopédiste de Suisse, où est la statue? A sa mort, en 1789, il ne voulut pas de tombe.

Naples, pour lui, avait été l’Orient, «la moitié de Bagdad», écrit Corinne Desarzens, très inspirée. Mais il se fixa à Yverdon «sur une souche austère». Nous écoutons en ce livre Fortunato méditer sur ce que fut son existence. Il n’avait cessé de découper le monde en tranches: les 58 volumes de son encyclopédie, 37’378 pages, 1261 planches d’illustrations, 25 collaborateurs. Les faits furent amassés dans une sorte d’ivresse. Une plume du XXIe siècle la décrit et la partage. De Felice organisa sa résistance à une pensée abstraite. Il affronta nos frontières et sut en tirer parti.

En 1778, la Suisse exportait plus de livres en France qu’elle n’en importait. Deux siècles plus tard, les pics de nos clubs du livre, de nos imprimeries et de Skira seront pour la Suisse romande un phénomène éditorial du même ordre. Les sommets économiques ou graphiques, dans les deux cas, furent suivis par une chute verticale.

Saluons celle qui a su peindre un tel mouvement et nous offre un si bon portrait d’un Yverdonnois du XVIIIe siècle, hors de nos normes. Et plaçons le livre de Corinne Desarzens parmi les plus belles réussites littéraires d’aujourd’hui.

Références:

   Robert Darnton, A Literary Tour de France : The World of Books on the Eve of the French Revolution, 358 p., Oxford University Press.

   Corinne Desarzens, Le palais aux 37 378 fenêtres, 350 p., Ed. de l’Aire, Vevey.

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