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Serviteur du livre

Jacques Perrin
La Nation n° 2177 18 juin 2021

En 43 ans, Michel Moret, directeur des éditions de l’Aire à Vevey, a donné le jour à plus de mille livres. Il en a signé lui-même sept, dont le dernier est intitulé Le vieil homme et le livre. Il y égrène des souvenirs.

Né en 1944 à Estavayer-le-Lac, fils de paysan, Michel Moret a la stature de l’homme de la terre, le visage carré, les mains épaisses, avec une force en lui qu’il a dépensée en produisant des livres, acceptant les hauts et les bas de sa profession. Sensuel (la sensualité bien vécue est sœur de la prière), il s’est adonné aux joies de l’amour, du vin et de la table. Père de deux enfants, cinq fois grand-père, l’éditeur reconnaît que le déroulement de la vie ne s’est pas trop mal passé pour les gens de notre pays. Doué de l’optimisme de l’homme d’action, il n’est pas d’un caractère geignard. Il ne dédaigne ni ses racines paysannes plantées dans la Broye fribourgeoise, ni la terre vaudoise où il a vécu d’abord comme apprenti libraire chez Payot: Depuis le sommet du Suchet ou des Aiguilles de Baulmes, le Pays de Vaud, terre fertile, féminine et sensuelle s’offre à nos yeux tel un nu de Courbet.

Moret a échappé au virus de la culpabilité qui infecte nos vies, cette culpabilité mal comprise qui détruit certains chrétiens de chez nous, catholiques ou protestants. Son adolescence fut certes calamiteuse, mais les livres furent sa planche de salut: Le livre agrandit la vie et élargit la vue, écrit l’éditeur, il résiste à internet, à tout. Moret n’édite pas pour passer le temps; il obéit à une nécessité intérieure. Selon lui, écrire un livre est un acte fondamental. Le livre résulte d’une expérience et il faut savoir d’abord lire sa vie, ensuite lire le monde pour aboutir enfin à la lecture d’un livre. Nous confirmons cette assertion, notre goût propre nous portant vers des auteurs où l’expérience personnelle irrigue chaque ligne: Conrad, Dostoïevski, Grossman, Jünger, Soljénitsyne.

L’éditeur n’est pas un être désincarné, immergé qu’il est dans le fleuve débordant de la vie amoureuse. Amateur de bons vins, il boit avec Jean Pache et Henri-Charles Tauxe neuf bouteilles de Calamin au cinquantième anniversaire de Jacques Chessex! Les plaisirs gastronomiques l’attirent: la photo de son ami italien Raymond Durous devant une fiasque et un plat copieux de tagliatelles nous met l’eau à la bouche. Moret a parcouru de nombreuses contrées, dont les sources du Nil au Burundi et l’Ouganda où il a songé s’établir.

Il a usé son corps à la cause des livres, ne se contentant pas d’en produire, mais les transportant aussi, avec ses bras: en sueur avant une conférence de presse, il s’achète une chemise à l’Innovation afin d’être à peu près présentable. Editer les livres de certains politiciens (G.-A. Chevallaz ou Didier Burkhalter) ou la biographie de notre bien-aimé… Kurt Furgler, qui se vend à dix mille exemplaires en une semaine, permet à Moret d’investir dans des projets ambitieux, les Aphorismes de Lichtenberg ou la réédition de La postérité du soleil de Camus et René Char. Sachant tisser des liens avec des éditeurs parisiens, Moret n’a cependant jamais dépendu d’eux.

Politiquement, il n’est pas si fiable, mais peu importe. Agnostique serein et pacifique, il compte au nombre des bienfaits modernes la pilule et le suffrage féminin. Mais il voit aussi que le Goulag et les génocides définissent cette même modernité. Il n’est pas un optimiste béat: […] Le monde ne changera pas. La haine, le racisme, le rejet de certaines religions ne s’éteindront pas […] il y a peut-être plus de génocides inscrits dans notre futur que dans notre passé […] On peut écrire des traités de morale, mais le passage à l’acte moral est très compliqué et aléatoire.

Issu nous-même du monde de la terre, nous sommes touché par les liens que noue un fils de paysan avec les livres. Une coïncidence nous frappe. Moret se souvient du trouble ressenti à la lecture de l’Adolphe de Benjamin Constant, roman qui exprime à la perfection le génie français […] célébrant admirablement la grammaire française. Durant notre adolescence, nous avons lu quatre fois Adolphe, répétant en nous-même après chaque lecture: Ah oui! Voilà ce qui s’appelle écrire en français, le style à imiter.

Nous tombons d’accord avec Michel Moret: le livre alimente la vie intérieure et permet de garder la tête hors de l’eau.

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