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Un avion et sa finalité

Félicien MonnierEditorial
La Nation n° 2179 16 juillet 2021

Les acquisitions d’avions de combat par la Confédération sont tumultueuses depuis les débuts de nos forces aériennes. Dans les années 1950, face aux trop grandes difficultés techniques, l’armée suisse dut renoncer à produire elle-même ses appareils, au profit des Hunters anglais. Coûtant sa place à Paul Chaudet en 1966, l’affaire des Mirages mêlait dépassements de budget (près de 75% de surcoûts), querelles stratégiques et luttes politiques1. Depuis 1993 et leur initiative-moratoire sur les F/A-18, la gauche et le GSsA prennent prétexte de chaque acquisition d’avion pour torpiller l’armée. En 2014, les officiers eux-mêmes ne parvinrent pas à faire corps derrière le Gripen de Saab.

Depuis l’annonce, le 30 juin dernier, par le Conseil fédéral de porter son choix sur le F-35, la presse se déchaîne pour évoquer qui les rapports du Sénat américain sur les surcoûts de l’avion, qui la liste des fameux 871 problèmes informatiques que connaîtrait le joint strikefighter de Lockheed-Martin.

D’autres voix – un peu plus politiques – considèrent que le choix de l’avion doit refléter, sinon prolonger, les orientations fédérales de politique étrangère. Il faudrait, en particulier, que le choix d’un avion européen compense la renonciation à l’accord-cadre. Osons dire que rien n’est plus bête. L’achat d’un chasseur-bombardier n’est pas une mesure d’urgence pour gagner les hasardeuses bonnes grâces de quelques ministres et commissaires européens.

Pour d’autres, une acquisition européenne serait le moyen de se départir de quarante-cinq ans de collaboration aéronautique avec les États-Unis (l’achat des premiers F-5 Tiger a été décidé en 1975). Cette argumentation trouve une oreille attentive autant à gauche qu’à droite de l’échiquier: beaucoup partagent une commune défiance pour l’impérialisme technologique et militaire américain. Cela revient malheureusement à oublier qu’au sein de l’OTAN toute technologie, ou presque, finit par remonter aux USA. L’interopérabilité avec la plus grande armée du monde est à ce prix. Les Rafales français tant admirés sont capables d’apponter sur un porte-avions américain. Cela présuppose des systèmes partagés.

Nous ignorons si le F-35 est l’avion qui correspond réellement le mieux au cahier des charges fixé par le Conseil fédéral. Mais nous avons des raisons d’avoir confiance, des pilotes ayant naturellement fait partie des sélectionneurs. Des cours tactiques nous ont donné le privilège de côtoyer leurs camarades. Il s’agit de manière générale de personnalités d’une grande rigueur technique et morale et d’une fine intelligence.

Une certitude peut toutefois être dégagée. La Suisse a besoin d’avions de combat. Et un avion de combat est une arme. On aurait presque fini par l’oublier. La finalité de cette acquisition est de permettre aux Forces aériennes de combattre l’adversaire, et à la Confédération de préserver sa neutralité dans son espace géographique immédiat dans tous les spectres d’engagement. Sa finalité n’est pas de tisser des relations privilégiées avec un pays ou un autre, européen ou non. L’avion de combat est d’abord un outil militaire, ensuite seulement un outil diplomatique.

Il se trouve que l’univers démocratique est particulièrement peu adapté au choix d’un chasseur. La prise d’une telle décision exige d’abord de penser à très long terme. Le nouvel avion n’est-il pas planifié pour durer jusqu’en 2070? Cela interdit d’occulter la moindre possibilité d’évolution de la situation stratégique. Ensuite, cela impose d’écarter, autant que possible, les réflexes idéologiques. Jacques Pilet, parmi d’autres, a regretté que Viola Amherd se soit laissé convaincre par les militaires2. Nous soutenons qu’elle a eu raison. Plus que les politiques, les militaires savent réfléchir en variantes, penser en réseau et maîtriser un plan horaire.

Dans le processus de décision qui vient de s’achever, il a fallu anticiper et encadrer l’expression des intérêts individuels, identifier les lobbyistes, neutraliser les possibles espions. Les agendas électoraux des partis et de leurs candidats ne devaient pas y trouver la moindre place. L’opaque secret qui a excellemment entouré le processus durant trois ans, à l’exception des derniers jours, était la condition préalable à la qualité du choix.

Mais les parlementaires ne supportent pas ce sentiment de dépossession. De la gauche à la droite, ils réclament aujourd’hui de la transparence sur les critères de sélection. Parce que les députés furent écartés, le choix ne serait pas politique. Le maniement du secret, surtout en matière militaire, est pourtant indissociable de l’exercice du pouvoir. En cela, le processus fut en réalité très politique.

Pour le Conseil fédéral, le choix de la communication sera délicat. S’il ne communique pas assez aux Chambres, il créera de la suspicion et le temps n’est pas à la confiance du public. S’il communique trop, il donnera de la matière aux innombrables stratèges de comptoir qui n’attendent que de se révéler. Notre inclination irait à la communication le plus légère possible. Mais quoi qu’il veuille dire, il devra surtout rappeler que nous ignorons quel sera le visage du monde en 2050. Et qu’on nous pardonne déjà de ne pas être optimiste.

Notes:

1  Alexandre Vautravers, «Paul Chaudet et l’affaire des Mirages», in Les Vaudois et leurs armées, Regards sur l’histoire militaire d’un canton, sous la direction de Nicolas Gex, Centre d’Histoire et de prospective militaire, Pully 2016.

2  Jacques Pilet, «Comment le Conseil fédéral se tire une balle, ou plusieurs, dans le pied», in BonPourLaTête du 2 juillet 2021.

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