«Es war einTraum»
Il existe au moins trois compositeurs au nom de Fuchs: Robert, ami de Brahms et maître de Mahler; Lukas Foss, né Fuchs à Berlin en 1922, et devenu un musicien aussi américain que peuvent l’être Gershwin ou Bernstein. Celui qui nous occupe ici se prénomme Richard (1887-1947), surnommé affectueusement «the third Richard» dans sa famille, clin d’œil à Wagner et Strauss. Il était allemand, de la bourgeoisie cultivée de Karlsruhe, décoré de la Croix de fer pendant la Première Guerre mondiale, architecte, peintre et compositeur. Il était aussi juif. Un séjour de quelques mois à Dachau en 1938-1939 l’a convaincu de s’exiler en Nouvelle-Zélande. Ce compositeur oublié nous touche particulièrement parce qu’il était apparenté à une famille que nous aimons bien et qui offre généreusement jusqu’à trois signatures différentes aux lecteurs de La Nation.
Récemment nous avons eu le privilège et le plaisir d’assister à un concert donné en l’église du Prieuré de Pully par le Quatuor Stanislas de Nancy, Sontraud Speidel pianiste, et Valérie Bonnard, mezzo-soprano. De Richard Fuchs, le programme comprenait le 2e quatuor à cordes (1945), son quintette avec piano (1941) et quatre lieder sur des poèmes de Uhland, Storm et Heine. Au menu figurait aussi le quatuor d’Aloÿs Fornerod.
Les deux pièces de musique de chambre de Fuchs, animées par une remarquable qualité d’invention mélodique, solidement charpentées (n’oublions pas que l’auteur était architecte!), manquaient parfois d’imagination dans des développements un peu verbeux. Cette musique s’exprime dans un langage strictement romantique, avec éventuellement quelques excursions prudentes vers la modernité d’avant 1914. On notera l’absence totale d’inspiration d’origine hébraïque. Profondément ancrée dans le puissant héritage germanique, la musique de Fuchs ne transmet pas à l’auditeur des sentiments de désespoir que la situation de leur auteur pourrait dicter. Réfugié aux antipodes d’une patrie qui l’a rejeté, Richard Fuchs en cultive la nostalgie, reconstituant un paradis perdu, celui de ce romantisme qui avait conquis l’Europe entière sans la mettre à feu et à sang. Ce témoignage de civilisation très pudique par son anachronisme assumé est très éloigné de l’immédiate et sombre colère d’Arnold Schönberg (Ein Überlebender aus Warschau), ou de l’ardeur anxieuse de Hanns Eisler (Deutsche Sinfonie «Oh! Deutchland, bleicheMutter»). Au-delà des différences esthétiques, ces nobles esprits se ressemblent par la dignité dans le malheur.
Le talent de Richard Fuchs s’exprime mieux dans ses lieder: libéré de contraintes formelles observées avec trop de rigueur dans la musique de chambre, son langage décrispé s’épanouit avec beaucoup plus de naturel, guidé par la mélodie des vers excellemment choisis parmi la fleur de la poésie allemande du XIXe siècle. Ici le lyrisme poignant du musicien se déploie sans craindre le voisinage avec les chefs-d’œuvre de Schumann, Brahms, Wolf, Loewe. Pour souligner le caractère permanent et universel de la douleur de l’exil, un poème mis en musique par Fuchs, In der Fremde de Heinrich Heine, autre Juif exilé d’un autre temps, contient ces paroles: «Ich hatte einst ein schönes Vaterland […] Es war ein Traum.»
Le programme donnait en contrepoint l’unique quatuor d’Aloÿs Fornerod. Quel contraste! Cette musique chante dans un tout autre arbre généalogique: avec ses textures délicates, la clarté des lignes, son horreur de l’insistance, une manière de conduire le discours avec agilité, ce quatuor est une démonstration du génie de la musique française, tel qu’il s’est manifesté à l’époque de Ravel, Debussy et Fauré. Écrit en 1964, à l’extrême automne de la vie de Fornerod, son quatuor est aussi complètement décalé que celui de Fuchs par rapport aux préoccupations esthétiques et grammaticales des musiciens de l’époque. Ainsi les deux compositeurs, tardifs représentants d’un âge d’or, se trouvent réunis dans leur refus de se soumettre aux modes du jour, et d’illustrer avec un certain aplomb que c’était mieux avant.
Notes:
PS 1: Le concert est disponible sur YouTube. Entrez «Hommage à Richard Fuchs».
PS 2: Le petit-fils de Richard Fuchs a produit un touchant documentaire (en anglais) sur son grand-père. Il est accessible sur YouTube «The Third Richard Danny Mulheron»
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Un avion et sa finalité – Editorial, Félicien Monnier
- Le paysage, à préserver «exemplairement» – Jean-François Cavin
- Le paradis en 2030 – Jean-François Cavin
- Sur le départ pour Valeyres – Camille Monnier
- Occident express 86 – David Laufer
- L’Eglise face à la modernité – Olivier Delacrétaz
- Régime minceur pour l’écureuil – Cédric Cossy
- Les faits parlent d’eux-mêmes – Jacques Perrin
- Droits politiques populaires et numérisation – Jean-François Pasche
- Les feux de l’enfer – Le Coin du Ronchon