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Occident express 89

David Laufer
La Nation n° 2182 27 août 2021

Barba Andro est mort à StariGrad, sur l’île de Hvar, en février dernier. Il avait 104 ans. Sur les îles dalmates, un barba est un homme d’âge mûr, l’équivalent de notre «le père Andro». Ces deux mots sont italiens: barba qui indique la maturité pileuse, et Andro, un prénom qu’on ne trouve pas sur le continent. Ce qui s’explique lorsqu’on sait qu’Andro, né en 1916 dans l’empire de François-Joseph, a survécu à la Grande Guerre, à la grippe espagnole (qu’il avait contractée), puis à la longue occupation des fascistes italiens. S’ensuivit celle, bien plus sanglante, des Allemands. Il accompagna les débuts du tourisme sous le règne de Tito, assista à la désintégration de la Yougoslavie, puis à la naissance de la Croatie nouvelle. Il aura même survécu au covid, dont il n’est pas mort. On m’a dit qu’il a simplement cessé d’avoir de l’appétit. Comme une chandelle, il s’est éteint dans un dernier petit soupir asphalté, ayant fumé des sans-filtres jusqu’au dernier jour. Je le voyais souvent, assis sur le pas de sa porte au centre du village. Coiffé d’une casquette de toile bleue, il pointait ses petits yeux disparaissant dans les rides de son long visage de mérou sur sa tâche, toujours la même: Andro reprisait des filets de pêche. Dans son petit village insulaire de pierre et de d’eau salée, appliqué comme une Pénélope, menant une vie sobre mais pas démunie, Barba Andro était le rêve de tout photographe amateur d’exotique. De ceux qui volent des portraits dans les pays pauvres pour en faire les couvertures des magazines de voyages dans les pays riches. Sur papier glacé cette pauvreté, à tout le moins cette extrême simplicité, suscitent des sentiments compliqués et lourds parmi les masses urbanisées et connectées d’aujourd’hui. Ainsi, en arrivant l’autre jour à l’aéroport de Genève, je suis tombé face à face avec une version féminine et asiatique de Barba Andro, en format mondial. Elle offrait ses rides et son expression hiératique aux passants pour les besoins de la Croix-Rouge. Le slogan m’a arrêté dans ma marche: «Nous avons tous un don, celui de redonner de la dignité.» Ainsi l’argent confère de la dignité, et n’en pas avoir est indigne. Un comptable à Chênes-Bougeries, en un clic de son smartphone dans un train bondé, posséderait donc le pouvoir de transférer un peu de son éminente dignité à ces vieillards, indignes puisque pauvres. Ce que, et Barba Andro, et cette femme inconnue d’Asie, n’auraient probablement même pas compris, tant cette idée est, au sens littéral du terme, perverse, puisqu’elle renverse les termes d’une évidence morale pour la présenter comme vertueuse. Cette campagne de la Croix-Rouge ne dit rien de cette vieille femme. Elle souligne avant tout que ce terme de dignité, que l’on convoque à toutes les sauces désormais, recouvre toutes les inavouables réalités de notre civilisation d’un voile pudique. Que Barba Andro se ferait un plaisir de repriser.

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