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Quand les idéologies font perdre les guerres

Jacques Perrin
La Nation n° 2182 27 août 2021

Les idéologies, dans un sens dépréciatif, sont des systèmes d’idées se coupant de la réalité à mesure qu’ils se développent pour justifier des utopies. Plus les idéologues s’enferrent dans l’abstraction, moins l’expérience les instruit. 

L’Allemagne nazie et l’URSS voulaient un monde nouveau, un homme nouveau. Elles ont tué des millions d’êtres humains, affaiblissant les peuples d’Europe, allemand et russe en premier lieu.

Utopie nordique

Quand Hitler rompt en 1941 le pacte germano-soviétique, ses buts sont clairs. La guerre des races est le moteur de l’histoire. La race nordique dominera le monde; l’Allemagne, laissant l’Empire britannique régner sur les mers, tiendra l’Europe continentale jusqu’à l’Oural. Le Juif, inventeur du bolchevisme et de la ploutocratie, est l’ennemi absolu. Les races inférieures seront réduites en esclavage. 600 millions de Nordiques cultiveront les riches terres de l’Est et fonderont un empire agro-militaire toujours prêt au combat.

Les troupes allemandes entrent en campagne avec ces visions enfoncées dans le crâne. Des tracts avertissent les soldats de la fourberie et de la cruauté de l’ennemi judéo-bolchevique. Un mélange d’angoisse et de présomption enténèbre les esprits. La victoire est certaine à condition d’éviter toute pitié. Hitler donne l’ordre de tuer sur le champ les commissaires politiques de l’Armée rouge. La guerre ne durera pas plus de cinq mois; elle s’achèvera sûrement avant l’hiver. Des encerclements géants sont prévus pour détruire les forces soviétiques. A la fin juin, totalement surprise, l’Armée rouge connaît un début de panique. Les populations balte, biélorusse et ukrainienne, dégoûtées du stalinisme, se montrent accueillantes. De jolies jeunes filles aux chevelures fleuries tendent le pain et le sel aux grenadiers allemands, mais il est hors de question d’autoriser des gouvernements autonomes, même si les nationalistes locaux aident les Allemands à persécuter Juifs et Polonais. A cause de leurs préjugés raciaux, les nazis ne profitent pas des bonnes dispositions des paysans russes qui veulent en finir avec le collectivisme. Les kolkhozes ne seront pas supprimés, mais nourriront l’armée allemande dont la doctrine est de vivre sur le dos des civils affamés. Les prisonniers de guerre russes affreusement maltraités meurent en masse sous les yeux de leurs compatriotes. Seul le général Rudolf Schmidt tentera en vain de constituer sur ses arrières une république antisoviétique. La Wehrmacht mal renseignée a sous-estimé les capacités soviétiques malgré les avertissements de diplomates lucides. L’Armée rouge dispose de la profondeur stratégique, de réserves importantes, d’une industrie de guerre performante, d’une résilience patriotique insoupçonnée. En décembre, les divisions germaniques sont bloquées devant Moscou, privées de réserves, épuisées par le tempo de la campagne et affaiblies par l’indifférence du haut commandement aux problèmes logistiques.

Utopie prolétarienne

Du côté soviétique, l’idéologie de la lutte des classes obscurcit les esprits. Bien que Staline tente l’expérience du «socialisme dans un seul pays», il n’a pas renoncé au projet léniniste de révolution mondiale. A moyen terme, le prolétariat écrasera la bourgeoisie. L’utopie communiste se réalisera: l’oppression capitaliste et la malédiction du travail seront abolies. Avant d’enclencher le processus d’émancipation universelle, l’URSS se doit d’être forte dans ses frontières, de moderniser son armée, de s’industrialiser, et surtout de purger la nation des traîtres, des saboteurs, des reliquats de l’aristocratie, des paysans aisés, de la religion et de toute forme de déviance idéologique. La fidélité au Parti prime sur la compétence professionnelle, notamment dans l’Armée rouge où Staline craint l’éclosion d’un Bonaparte. Le Guide n’hésite pas dès 1937 à éliminer 27’000 officiers dont le brillant maréchal Toukhatchevski. En 1941, l’Armée rouge a accru notablement ses effectifs, mais elle est mal commandée par de jeunes officiers inexpérimentés. Le matériel est moderne, mais n’a pas été livré; les soldats ne sont pas instruits à son emploi. Les grandes unités sur le terrain sont tournées vers l’offensive, non que Staline prépare une invasion préventive – il sait que l’Armée rouge n’est pas prête – mais à cause d’une option stratégique que la propagande a instillée dans les cerveaux: les combats ne doivent pas avoir lieu sur le sol russe. A la déclaration de guerre, l’Armée rouge franchira la frontière polonaise, roumaine ou allemande et mènera une offensive en comptant sur le ralliement des ouvriers et paysans de l’armée ennemie.

Le dimanche 22 juin 1941, l’Armée rouge n’est pas prête à se défendre car le combat défensif n’est pas prévu. En matière de solidarité de classe, Staline sera servi: il y aura cinq déserteurs parmi les 3 millions d’envahisseurs…

Depuis la guerre civile russe (1918-1921), la terreur constitue le mode de commandement ordinaire. Un commissaire politique contresigne tout ordre émanant d’un chef militaire. Le général Timochenko supprime le double commandement après la médiocre campagne de Finlande de 1940, mais sa réforme est vite enterrée. Tout officier général sait qu’il risque davantage sa peau en ignorant les directives de Staline que sous le feu ennemi. Cette politique d’intimidation produit des fruits empoisonnés. Pour complaire aux commissaires, les officiers de tous les échelons mentent ou arrangent la réalité, notamment dans les services de renseignement, accroissant la paranoïa de Staline qui fait fusiller fissa les incompétents présumés.

Retour au passé

Staline accordera tard sa confiance aux généraux Joukov, Koniev et Rokossovski qui auront démontré leur savoir-faire. Sur le plan idéologique en revanche, il fait des concessions. La Grande Guerre patriotique est lancée. Il sait que les soldats soviétiques ne se battront pas pour le régime, mais pour la patrie. Le 23 juin, le patriarche Serge 1er parle à la radio juste après Molotov. Les mânes d’Alexandre Nevski, de Souvorov et Koutouzov sont invoqués. Le film d’Eisenstein sur Nevski, la plus belle œuvre patriotique jamais produite, magnifiée par la musique de Prokofiev, reçoit le prix Staline après avoir été interdit durant le pacte germano-soviétique. La propagande athée se tait. On rétablit les grades et les décorations dans l’armée; des unités «de la Garde» à la mode tsariste réapparaissent. Le double commandement est définitivement supprimé le 9 octobre 1942. En même temps, le Goulag fonctionne à plein régime et les bataillons de barrage du NKVD mitraillent les fuyards sur les arrières. Ce mélange de terreur, de réadaptation idéologique et de professionnalisme militaire conduira à la victoire sur le Reich. Notre cause est juste, dit Molotov, et l’URSS bénéficiera du statut moral traditionnel de nation agressée.

Fausses espérances

Il est surprenant que, de deux puissances bellicistes, l’une perde la guerre et l’autre finisse par s’écrouler. La défaite démontre l’inanité de leurs idéologies respectives. L’URSS tient plus longtemps que le Reich dès qu’elle incorpore des vertus liées à de vrais besoins humains, religieux et patriotiques. L’Allemagne nazie se radicalise, dirait-on aujourd’hui, dans ses entreprises criminelles. A cause de son racisme, elle méprise ses alliés, sous-estime les Russes, trouve de rares appuis (le général Vlassov) et engage des moyens en vue de la solution finale qui seraient plus utiles aux combattants du front. Fasciné par l’efficacité négative de la terreur, Hitler imite les méthodes de Staline contre ses propres officiers.

Les idéologies nazie et soviétique ont des points communs. Elles évoluent dans un absolu pseudo-religieux non politique, n’ont aucun but de guerre limité dont la réalisation ramènerait la paix. Elles ne croient qu’à un mouvement infini visant à changer le monde. Plus la guerre fait rage, plus l’espérance s’éloigne. En 1943 déjà, les nazis renoncent à installer des communautés germaniques aux confins polono-ukrainiens appelées à construire une civilisation frugale et pure. Quant à l’idéologie soviétique, elle permet à une clique sclérosée de se maintenir au pouvoir, juste bonne à dissiper le rêve de révolution mondiale.

Nazis et communistes subissent la vindicte que leur orgueil idéologique a entraînée. Le paradis n’est pas l’apanage de l’homme ici-bas.

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