Pauvreté: une nouvelle dimension
Jusqu’ici, sauf pour certains initiés, le sens commun donnait à la pauvreté la signification d’un manque de moyens économiques pour mener une vie décente. A ce titre, le récent rapport de l’Office fédéral de la statistique sur les revenus et les conditions de vie en 2021 interpelle. Il y est notamment fait mention d’un nouvel indicateur, le «taux de privation matérielle et sociale», qui représente la proportion de personnes qui doivent renoncer à des biens, services et activités sociales d’importance pour des raisons financières. Selon le rapport, en 2021, 5,2% de la population en Suisse, soit environ 448’000 personnes, se trouvaient dans cette situation. Le taux de pauvreté se situait à 8,7%. Ces chiffres méritent d’être explicités, d’autant plus que le niveau de vie général en Suisse reste, toujours selon ce rapport, l’un des plus élevés d’Europe.
Pauvreté et «privation matérielle et sociale»
Est considéré comme pauvre celui qui, en Suisse, n’atteint pas le seuil basé sur les normes de la Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS), soit 2’189 francs mensuels pour une personne seule et 3’989 francs pour un couple avec deux enfants. Ces montants doivent couvrir les dépenses quotidiennes (nourriture, hygiène, transports, etc.) et les frais de logement, mais pas les primes de l’assurance-maladie obligatoire ni les cotisations aux assurances sociales, les impôts et d’éventuelles pensions alimentaires. En 2021 (revenus de 2020), 8,7% de la population suisse, soit environ 745’000 personnes, vivaient dans la pauvreté en termes de revenu. Ce taux reste plutôt stable (8,5% en 2020 et 8,7% en 2019). Dans ce contexte, on doit relever que le filet social mis en place par le truchement des transferts sociaux contribue significativement à diminuer la pauvreté. Sans ces transferts, près d’un tiers de la population suisse serait touchée par la pauvreté (32,5%). Lorsque l’on considère les prestations de vieillesse et pour survivants dans le revenu, le taux de pauvreté baisse à 17,7%. Si l’on tient compte de tous les transferts, ce taux tombe alors à 8,7%.
Le nouvel indicateur, dont on constate immédiatement qu’il touche moins de personnes en Suisse que la pauvreté, est une adaptation du taux de privation matérielle (ancien indicateur) qu’il remplace aussi bien en Suisse qu’au niveau européen. Une personne est en situation de privation matérielle et sociale1 si elle est confrontée à un manque, pour des raisons financières, dans au moins cinq de treize domaines de la vie quotidienne. Ces domaines couvrent un champ étendu puisque, au niveau du ménage, on retient l’absence d’arriérés de paiements, la capacité à faire face à une dépense inattendue de 2500 francs dans un délai d’un mois, celle de s’offrir chaque année une semaine de vacances hors de son domicile, de s’offrir au moins tous les deux jours un repas composé de viande, poisson ou équivalent végétarien, de pouvoir chauffer convenablement son domicile, de remplacer ses meubles usés et de disposer d’une voiture à usage privé (!). Sur le plan individuel, on y ajoute: avoir accès à Internet à domicile (y c. smartphone, tablette etc.), pouvoir remplacer des vêtements, posséder deux paires de chaussures, dépenser chaque semaine pour soi-même une petite somme d’argent, s’offrir régulièrement une activité de loisirs payante ou encore, au moins une fois par mois, pouvoir se réunir en famille ou entre amis autour d’un verre ou d’un repas.
En 2021, la valeur du nouvel indicateur en Suisse (5,2%) était nettement inférieure à la moyenne européenne (11,9%). Parmi les pays voisins, seule l’Autriche affiche un taux inférieur (4,4%). Les valeurs mesurées en Allemagne (9,0%), en Italie (11,3%) et en France (11,4%) sont en revanche nettement supérieures, tout comme la moyenne des pays de l’Union européenne (11,9%). Le taux est le plus élevé en Roumanie (34,5%), le plus faible en Suède (3,5%).
Une évolution dangereuse
Le rapport permet de souligner l’efficacité du filet social mis en place dans notre pays (s’agissant de statistique fédérale, elle ne prend pas en compte les particularités cantonales telles que les prestations complémentaires pour familles dans le Canton de Vaud) et la situation privilégiée de la Suisse en comparaison internationale. Cependant, aucune statistique n’est parfaitement neutre. Il faut dès lors dénoncer la tendance à l’extension de la notion de pauvreté, puisque l’on quitte les critères d’une pauvreté strictement matérielle pour une dimension plus sociale, voire sociétale. En incluant dans la notion étendue de pauvreté la possibilité – ou l’impossibilité – de s’octroyer des vacances, de disposer d’un véhicule ou d’un accès à Internet (sur smartphone ou tablette), on passe sans le dire de la notion de superflu à celle de nécessaire voire d’indispensable à l’accomplissement personnel. La propension du monde politique, tous bords confondus, à vouloir faire le bonheur de ses concitoyens (surtout en période préélectorale) y trouvera sans nul doute de nouveaux champs d’action. On sera bien inspiré de résister à ce qui apparaît d’ores et déjà comme une dérive dangereuse, source de dépenses non maîtrisables.
Notes:
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Communauté en acte, communauté en puissance – Editorial, Félicien Monnier
- Bêtise – Jacques Perrin
- Alexandre Denéréaz (1875-1947) – Jean-François Cavin
- La Mi-été – Jean-François Cavin
- Tennis en juillet – Julien Le Fort
- Le Conseil synodal, la Cathédrale et le Festival de la Cité – Olivier Delacrétaz
- Le jardin que nous avons à cultiver – Félicien Monnier
- Nos sportifs – Jean-François Cavin
- Quand la force devient violence – Jacques Perrin
- On nous écrit – On nous écrit, Rédaction
- Pluie, arcs-en-ciel et domaines fédérés – Le Coin du Ronchon