La forêt contre l’Etat total
De multiples maux accablent l’Occident vieillissant. Nous ne les énumérerons pas, la liste est longue. Cherchons des penseurs qui nous éclairent à propos de cet angoissant déclin. Prendre le maquis avec Ernst Jünger, la liberté à l’ère de l’Etat total, dernier livre de M. Eric Werner, pourrait nous instruire.
Nous recensons souvent les ouvrages de cet auteur, bien que certaines divergences nous séparent. La Ligue vaudoise est indissolublement liée au Pays de Vaud, où nous vivons, agissons et pensons. L’Etat de Vaud démocratique, où les droits de l’homme sont vainqueurs, nous enchante moins. Quant à M. Werner, il porte sa patrie en lui. Sa solitude est sa force. Intellectuel réfléchi, lecteur avisé des classiques, il est aussi un grand marcheur, ce qui a son importance.
Ernst Jünger (1895-1998) est l’un des écrivains allemands majeurs du XXe siècle. Essayiste, diariste, il fut chef d’une section d’assaut durant la Grande Guerre. Plusieurs fois blessé, il se vit décerner des décorations prestigieuses. Son livre Orages d’acier le rendit célèbre. Avec le philosophe Martin Heidegger, il entretint une correspondance sur la question de la technique qui, entre autres changements, modifie en profondeur la façon de faire la guerre. Opposé au nazisme, controversé après la Seconde Guerre mondiale, plus aristocrate que démocrate, il avoue son admiration pour l’empereur romain Auguste. «L’homme est sujet à d’indéracinables instincts monarchiques», écrit-il dans Traité du rebelle, le recours aux forêts (der Waldgänger en allemand), essai de 1951, dont M. Werner s’inspire.
L’essai propose une philosophie de la liberté et de la résistance. Selon Jünger, nazisme, communisme et démocratie américaine avaient ceci de commun que ces régimes révéraient la technique et la puissance militaire que celle-ci confère. L’automatisme est «l’aboutissement du développement techno-scientifique et de la rationalisation», tandis que le recours aux forêts désigne de façon métaphorique «l’amour du havre, de la terre natale, de la paix et de la sécurité que chacun porte dans son cœur».
En 1951, la famille et la nation avaient encore une certaine consistance. En 2023, Le régime occidental les voit d’un mauvais œil; elles se défont. L’Occident, ce sont d’abord les Etats-Unis et les pays anglo-saxons, l’Union européenne, l’OTAN. S’y adjoignent Israël et quelques pays prospères d’Extrême-Orient qui craignent la Chine. En son sein, les frontières s’effacent pour laisser place à un empire uniforme qui n’abandonne pas l’idée, malgré sa démographie en chute libre, d’imposer ses valeurs à la planète. Le régime occidental caractérise des Etats «voyeurs, traceurs, ficheurs». «Prendre le maquis», c’est entrer en résistance contre l’Etat total. L’Etat total technique vise la maîtrise et l’abondance, non pour le profit de tous, mais d’une petite élite. Les succès techniques asservissent les hommes, transformés en rouage d’une énorme machine. «Le confort se paie», dit Jünger.
Le rapport de force est en faveur de l’Etat total. Celui-ci fonctionne comme une entreprise multinationale. C’est un système de production et de consommation, non une communauté de vie, de langue, de travail. L’ordre managérial a remplacé l’ordre politique. L’Etat est strié de lignes de fractures, d’ordre social, religieux, sexuel, ethnique, générationnel. Une minuscule oligarchie très riche domine un vaste prolétariat. Adaptables, flexibles, assommées par la numérisation et l’urgence, les ressources humaines passent des heures dans les transports en commun. Elles se défendent comme elles peuvent, fuyant dans la toxicomanie, le divertissement, le burn-out et la dépression. Les masses prolétariennes gobent la propagande, croyant ce qu’il faut croire de la guerre en Ukraine ou en Israël, du réchauffement climatique, des vaccins, de l’intelligence artificielle, de l’e-médecine, de la diversité enrichissante. Elles ont désappris l’usage de la liberté et sont hostiles aux rebelles.
La résistance à l’Etat total se fait au nom de la liberté; celle-ci est moyen et fin, impérissable selon Jünger. Ce n’est pas celle, abstraite, des principes de 1789. L’homme libre est d’abord seul, replié sur sa citadelle intérieure. Il n’est pas l’individu massifié dont l’Etat total se délecte. Celui-ci ne voit pas tout, à cause de son usage exclusif des techniques informatiques. Une petite minorité d’individus lui échappe. Les personnes libres s’appuient sur les règles anciennes, les usages traditionnels et les lois non écrites. L’Etat total, dévitalisé, pur instrument de pouvoir, ne comprend pas leur culture, leur caractère. Les rebelles ne fuient pas, ils s’accrochent. Les livres, les classiques surtout, et les Ecritures saintes sont leur oasis. Le recours aux forêts commence par un non-consentement, un non-accommodement à l’automatisme. Le rebelle est armé, il peut se défendre, mais ce n’est pas un soldat; la violence n’est pas exclue mais souvent contre-indiquée. L’individu libre effectue un travail sur soi, se préparant à faire face aux aléas physiquement, mentalement et moralement. Jünger était opposé au tyrannicide. Eric Werner juge les insurrections impossibles dans la situation actuelle, comme l’a montré l’épisode des gilets jaunes. Le rebelle de la forêt ne reste pas forcément seul. La forêt est partout. Tout individu peut devenir son prochain. Rejoindre un groupe déjà constitué est possible, ou en créer un à partir de rien. L’Etat total s’élargit au monde, tandis que la vie sociale se rétrécit aux solidarités de proximité, aux associations de consommateurs ou de paysans, aux coopératives, aux écoles alternatives. Il faut marcher, prendre de l’exercice, améliorer ses défenses immunitaires, être indépendant du système de santé automatisé.
Eric Werner avance que la criminalité d’Etat est en hausse. Il donne comme exemple la saisie illégale des fonds et avoirs russes en France et en Suisse. Grâce à l’utilisation transfrontalière des services spéciaux, l’armée et la police se distinguent à peine. La majorité de la population vit en connivence avec l’Etat. Une minorité en a peur et lutte, comme Julian Assange ou Edward Snowden. Certains refusent le vaccin anti-covid, se passent de téléphone portable, gèrent des écoles parallèles ou une économie souterraine.
Le recours aux forêts pourrait susciter un nouveau patriotisme ou ne mener… à rien. Il ne resterait que «la liberté en quête d’elle-même». Werner dit que «c’est une belle chose aussi». Cette conclusion douce-amère peine à lever notre perplexité inquiète.
Référence:
Eric Werner, Prendre le maquis avec Ernst Jünger (La liberté à l’ère de l’Etat total), Nouvelle Librairie Editions, Paris, 2023,110 p.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Aux nouveaux lecteurs – Editorial, Félicien Monnier
- Remboursement des dividendes: deuxième rappel – Edouard Hediger
- N’empêchez pas la lumière – Romain Debluë
- On nous écrit – On nous écrit, Rédaction
- Zundel, l’émerveillé – Olivier Klunge
- L’Etat unique et la société multiple – Olivier Delacrétaz
- René Girard aurait eu cent ans – Benjamin Ansermet
- Découvrir Alain Rochat – Daniel Laufer
- Annette Combe nous dit tout sur Valeyres-sous-Rances – Yves Gerhard
- Les meilleures des bonnes résolutions – Le Coin du Ronchon