Contemplation
Byung-Chul Han, Coréen né en 1959, a d’abord étudié la métallurgie à Séoul. Il a émigré en Allemagne pour se consacrer à la philosophie et à la théologie catholique. Devenu docteur en philosophie, puis professeur à l’université des arts de Berlin, il a publié une série de livres concis traduits en de multiples langues. L’avant-dernier s’intitule Vita contemplativa ou de l’inactivité (Actes Sud, 2023)1.
Le contemplatif n’a pas bonne presse. Il passe pour un rêveur paresseux, un flâneur solitaire, un bon à rien. Notre époque préfère la vie active, les gagnants, les grands professionnels, les sportifs de haut niveau. Un reste d’éthique calviniste nous incite à un travail acharné – «le travail fut sa vie». Dans la logique de la concurrence et de l’optimisation, le loisir doit permettre la reconstitution des forces nécessaires au labeur. Durant les vacances, il faut vivre sans temps mort. Le marché des loisirs nous pousse à faire plus et mieux que nos congénères, à voyager plus vite et plus loin. Nous racontons nos aventures sur les réseaux sociaux pour mesurer notre popularité, baignant dans un flux bruyant d’infos. Si nos scientifiques bien-aimés parvenaient à supprimer le sommeil (quel temps perdu!), nous leur serions reconnaissants.
Byung-Chul Han n’aime pas ce monde où production et consommation occupent la vie. L’être humain n’est pas un animal voué à se consumer au travail. Renouant avec les philosophes de l’Antiquité et du Moyen Age chrétien, s’appuyant sur des écrivains, des poètes et des peintres, il loue la vie contemplative, l’inactivité, le sabbat, le loisir (otium en latin, skolé en grec, die freie Zeit en allemand). En tant que philosophe, il cherche à développer sa clairvoyance pour entrevoir la vérité. Dire de Byung-Chul Han qu’il lutte en vue de la célébrité ou que l’ambition raidit sa volonté, c’est le méconnaître. L’intelligence contemplative prime selon lui sur la volonté. L’hyperactivité moderne nous empêche de voir clair, de faire un avec les choses, de rabaisser notre ego envahissant pour nous perdre dans ce qui est. L’être est un don que notre obsession de l’agir nous interdit de recevoir. L’information est un succédané d’étude, la communication un ersatz de communauté et d’amitié. L’agité – surtout sous sa figure politique – se produit sur une scène pour compenser un manque d’être; il aspire à la gloire immortelle et exhibe sa singularité, émergeant pour un temps de la masse. Il se bat pour devenir quelqu’un. Son désir d’immortalité est sans limite. Quand il jeûne, c’est pour conserver la santé. Le jeûne est aujourd’hui un dictat hygiéniste sans lien avec la religion.
L’individu moderne ne médite plus. Il communique. Il veut du neuf; sa vie, faite d’une addition de moments forts, est réglée sur le court terme, la satisfaction immédiate. Le provisoire est roi. Ayant perdu de vue la durée, l’individu est incapable d’engager sa responsabilité, de promettre, de demeurer fidèle.
Le contemplatif s’oriente sur le temps long. Il se laisse faire, répond aux dons de la nature. Son moi ne s’affirme pas, s’abandonnant dans un paysage, un tableau, un air de musique. Il accepte la fatigue où il lui est plus facile de renoncer à sa volonté propre. Il se balade au hasard, il attend sans savoir quoi. La contemplation est un luxe. La vie s’y manifeste dans son exubérance. Même l’ennui ne rebute pas le contemplatif. Les fêtes religieuses rituelles – à ne pas confondre avec le tapage festif des performeurs prétendument artistes – le comblent. Les rites rassemblent les hommes et fortifient la communauté. Le contemplatif fait l’éloge de ce qui existe, il n’implore rien de personne. Il atteint la sérénité (Gelassenheit en allemand). La sérénité accompagne la méditation, la pensée attentive à l’être où le moi se met de côté, habitant son environnement et le ménageant, sans viser à l’exploiter. Heidegger, un des maîtres de Han, associe la pensée à la louange: denken signifie «penser» et danken «remercier». L’intelligence artificielle ne méditera jamais. Elle ne sera jamais apte à la contemplation parce qu’elle n’a pas de corps, ne subit ni ne souffre rien. Elle n’est pas endurante, ni active ni inactive, mais transparente.
La vie active ne dispose pas à l’attention. Elle reste étrangère à la religion, forme d’attention à ce qui est plus haut que nous, au divin. Elle tient la prière pour inutile.
La production maximale en régime capitaliste néolibéral, l’aspiration à la gloire du moi renvoyé à lui-même et l’injonction toujours urgente de faire quelque chose, équivalent au degré zéro de l’être.
Seule la vie contemplative permet d’accéder à la félicité, à la vision de l’éternité divine à laquelle l’immortalité transhumaniste ne ressemble en rien.
Byung-Chul Han ne méprise pas la vie active. Il en condamne les excès qui détruisent la nature et la nature humaine. Chacun doit manger, boire, dormir et gagner son pain; la vie brute est survie.
Vie active et vie contemplative sont hiérarchisées. Selon Thomas d’Aquin, la vie active est disposée en vue de la vie contemplative (vita activa est dispositio ad contemplativam). Lui-même était un travailleur forcené, auteur d’une œuvre magistrale. En décembre 1273, célébrant la messe, il eut une extase qui en suivait d’autres. Il en sortit transformé et abandonna son œuvre. A son secrétaire que ce renoncement étonnait, saint Thomas dit: Je ne peux plus. Tout ce que j’ai écrit me semble de la paille en comparaison de ce que j’ai vu. Ces mots ne signifient pas que son œuvre ne valait rien, mais qu’il était parvenu dans l’extase à la vision de la réalité même, de la Vérité divine inexprimable par des mots.
Nous ne sommes pas tous des saints. Nous devons nous satisfaire de ce que saint Grégoire appelle vita composita, une vie mixte, interaction entre la vie active et la vie contemplative, de telle façon que celle-ci, qui n’agit pas, perfectionne celle-là en la rendant accueillante et clairvoyante.
Notes:
1 De Byung-Chul Han, nous recommandons aussi La fin des choses (Undinge en allemand ), Actes Sud 2021.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Chante, déesse, la colère d'Achille... – Editorial, Félicien Monnier
- Le dilemme des salaires minimaux – Jean-François Cavin
- Pitié pour nos yeux – Jean-Blaise Rochat
- Libre-échange, protectionnisme et souveraineté – Benjamin Ansermet
- Occident express 122 – David Laufer
- L’avenir des paroisses vaudoises – Olivier Delacrétaz
- Les Verreries… et notre approvisionnement – Jean-François Cavin
- Mélodie d’avril – Arnaud Picard
- Balthasar s’attaque au grand bazar – Le Coin du Ronchon
- Université de Lausanne - Florilège – Rédaction