La démesure des limites planétaires
L’alliance à l’origine de l’initiative fédérale «pour une économie responsable respectant les limites planétaires» est archétypale de ce que l’opinion appelle la société civile: un magma de mouvements écologistes suisses ou internationaux, généralement subventionnés, mêlés aux grands partis fédéraux de gauche, adultes ou jeunes. Nous voterons sur leur initiative le 9 février prochain.
L’objectif fondamental du texte est que dans les dix ans suivant son acceptation «l’impact environnemental découlant de la consommation en Suisse ne dépasse plus les limites planétaires, rapportées à la population de la Suisse».
La nature et sa capacité de renouvellement doivent constituer les limites posées à l’économie nationale. «Les activités économiques ne peuvent utiliser des ressources et émettre des polluants que dans la mesure où les bases naturelles de la vie sont conservées».
L’initiative enjoint à la Confédération et aux Cantons de tenir compte de l’acceptabilité sociale de leurs mesures. Les domaines concernés sont notamment le changement climatique, la perte de la diversité biologique, la consommation d’eau, l’utilisation du sol et les apports d’azote et de phosphore (art. 197 ch. 13 al. 2 Cst. féd.). Des affirmations toutes générales côtoient des instructions scientifiques assez précises.
A priori, la Suisse et le Canton de Vaud n’entendent pas développer la production de ciment sur Mars, ou l’extraction de sel sur Saturne. Et on comprend aisément la boutade selon laquelle il faut être fou ou économiste libéral pour penser que la croissance peut être infinie dans un monde fini.
Aussi le mérite de ce texte – c’est toutefois le seul – est de nous donner à réfléchir sur les notions de finitude et de limites. Elles nous sont chères depuis nos débuts. Très tôt la Ligue vaudoise perçut que les grands problèmes politiques finissent par s’incarner dans la distinction entre ces deux notions fondamentales que sont le relatif et l’absolu, ou, plus précisément, le temporel et le spirituel. Il appartient à l’homme de savoir remettre l’absolu à sa place, c’est à-dire, au moins, en dehors du monde et de l’histoire. Les totalitarismes du XXe siècle s’obstinèrent à faire descendre Dieu sur terre. Ils donnèrent du même coup raison à nos fondateurs et à leurs craintes.
La crise écologique, tout empreinte d’urgence et de globalité, remet ces questions au goût du jour. Elle le fait souvent de manière contradictoire en voulant réaffirmer des limites tout en faisant fi à la fois du niveau de pouvoir et des réalités communautaires qu’il recouvre. Là réside toute l’ambiguïté de l’affirmation «penser global, agir local», qui imprègne tant la lutte «pour la Planète» et tout particulièrement l’initiative des Jeunes Verts.
Pour les climatologues militants, la nation n’est qu’un niveau d’exécution administrative de mesures prétendument indispensables, mais possiblement conçues ailleurs. Le lieu de leur élaboration ne compte pas plus que leur légitimité. La science se substitue à la politique.
Dans l’initiative, la «population suisse» n’est pour sa part qu’un indice mathématique. Il permettra d’établir ce que les Suisses auront le droit de consommer. Pour être efficace, le calcul se déclinera individuellement. L’égalité de traitement imposera des bons de rationnement. Après le crédit social à la chinoise, voici le crédit environnemental à la sauce helvète. La population se trouve reléguée à une masse quantifiable.
La fixation des «limites planétaires, rapportées à la population de la Suisse» exigerait, eu égard aux démographies galopantes du Nigeria ou de l’Inde, une mise à jour à la minute près des droits de consommation des Suisses. Il faudrait surveiller chaque sécheresse à l’autre bout du monde pour constater que, telle année, les limites planétaires seront plus rapidement atteintes que prévu. Imaginons seulement l’escouade de fonctionnaires nécessaire pour intégrer dans ses modèles les conséquences d’un feu de forêt en Amazonie sur la quantité de carottes et de litre d’essence dont la consommation serait autorisée en Suisse.
Absurdes? Ces exemples montrent combien derrière cette initiative et ce renvoi aussi grandiloquent qu’irréaliste aux «limites planétaires» se dissimule un techno-dirigisme brutal et arbitraire. La propension des grands partis de gauche à soutenir des planifications absolues de notre économie comme de notre quotidien fait à chaque fois froid dans le dos.
La référence à l’acceptabilité sociale des mesures ne suffit largement pas à redonner à cette «population» toute sa réalité et son épaisseur culturelle, et partant, toute sa mesure à un projet pourtant conçu pour contrer la démesure.
Que l’on parle d’immigration ou de démographie, de consommation des ressources, de destruction du paysage, ou d’insuffisante autonomie énergétique ou alimentaire, notre pays offre des indices objectifs de ce qu’il peut lui-même supporter. Le vote prochain sur la protection du Mormont nous permettra de développer très concrètement cette approche: devons-nous protéger la colline et consommer un béton étranger – produit en grignotant ailleurs une autre colline – ou nous forcer à observer comment notre mode de vie modifie directement notre propre environnement, quitte à en tirer les conséquences?
Avec son renvoi aux lointaines et illisibles limites planétaires, l’initiative nous fait détourner le regard des objets mêmes que la politique doit protéger, à savoir la communauté et les citoyens qui l’habitent. Nous voterons NON le 9 février prochain.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Finances: le Conseil d’Etat n’est pas fiable – Jean-François Cavin
- † Michel Campiche – Jean-Philippe Chenaux
- Le Major Davel: derniers feux – Yves Gerhard
- Cher! – Jean-François Cavin
- Les mille façons de s’assimiler – Olivier Delacrétaz
- Santé vaudoise: les prestations d’intérêt général (PIG) dans le brouillard – Jean-Hugues Busslinger
- Ludivine Bantigny, démocrate aussi – Jacques Perrin
- UE: des négociations inabouties – Olivier Klunge