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La neutralité selon Langendorf: Thucydide contre Bossuet

Pierre Rochat
La Nation n° 1813 22 juin 2007
Jean-Jacques Langendorf a la passion de la neutralité, non bien sûr comme attitude en général mais comme objet de connaissance. Ce fougueux caractère, cet ardent tempérament n'est pas du genre à rester neutre dans le combat des idées. Il a le goût du droit des gens et il aime son pays. Rien d'étonnant à ce qu'un historien militaire, un polémologue s'intéresse à cette branche du droit qu'on a fini par appeler droit international public. Et l'objectivité de l'historien supporte l'ardeur du patriote. En revanche, ce que Langendorf déteste, c'est la confusion des rôles: la morale arbitre du bien commun.

Le dénigrement de la Suisse après la seconde guerre mondiale a révolté Langendorf. La complicité des autorités fédérales dans l'autocritique abusive l'a scandalisé. Il en est résulté plusieurs protestations où la solidité de l'argumentation a remis les choses en place: Le martyre de la Neutralité dans un ouvrage collectif de 1997, La Suisse dans les tempêtes du XXe siècle en 2001, Grandeur et Scandale de la Neutralité dans un Cahier de la Renaissance Vaudoise de 2002. Il était naturel qu'après ces écrits combattifs, leur auteur ressentît le besoin de considérer les péripéties de la neutralité suisse d'un point de vue plus général en les plaçant dans une perspective qui est précisément celle du droit des gens et que, élargissant son propos, il fît de son étude une présentation d'ensemble des formes revêtues par la neutralité dans les pays qui l'ont adoptée. Et finalement c'est une Histoire de la neutralité qui est sortie de sa plume infatigable, aux éditions lnfolio en début d'année.

Partant de l'illustre Grotius, dont le traité du droit de la guerre et de la paix publié en 1625 peut être considéré comme fondateur en la matière, Langendorf brosse une fresque impressionnante d'érudition où la théorie et la pratique se mêlent adroitement et dans laquelle apparaissent les principaux acteurs et les grands événements de l'histoire diplomatique. Nous ne résumerons pas l'ouvrage mais nous bornerons à considérer un aspect du problème de la neutralité. Pour Langendorf, Grotius a mené sa réflexion dans une impasse en faisant intervenir la notion de guerre juste et en invitant le neutre à ne rien entreprendre pour renforcer celui dont la cause est mauvaise et pour gêner celui dont la cause est bonne. Comment trancher? Jusqu'au XXe siècle, la question ne s'est guère posée. C'est le président Wilson qui l'a fait resurgir en donnant à l'entrée en guerre des Etats-Unis en 1917 une importance morale: «La neutralité n'est plus souhaitable ou réalisable là où la paix du monde et la liberté des peuples sont en jeu.» Le lien entre la neutralité et la morale sera réaffirmé après la seconde guerre mondiale avec d'autant plus de force que l'un des belligérants avait commis des crimes contre l'humanité abominables, au nom d'une idéologie apparaissant comme démoniaque. Langendorf condamne cette moralisation avec les tenants du droit des gens classique pour qui l'abstention est un doit inhérent à la souveraineté et dont l'exercice échappe à tout jugement moral. Et si l'on quitte le droit des gens, on peut affirmer que la neutralité porte en elle sa propre vertu morale lorsqu'elle se met au service du maintien de l'ordre interétatique ou se réclame du bien commun que tout état doit rechercher: salus populi suprema lex esto!

C'est l'occasion de rappeler la position prise en 1995 par Georges-André Chevallaz, dans son ouvrage Le Défi de la Neutralité, à l'égard d'Edgar Bonjour que le Conseil fédéral avait chargé de faire un rapport traitant de l'ensemble de la politique étrangère de la Suisse pendant la dernière guerre mondiale. Dans l'avant-propos de ce rapport, Bonjour affirmait que l'historien devait porter sans ménagement les jugements moraux et politiques exigés par le sujet traité. Chevallaz avait rétorqué qu'en se soumettant à la prédominance du critère moral ou du préjugé politique, l'historien était plus près de Bossuet que de Thucydide et qu'il lui fallait veiller à ne pas succomber à la tentation d'une vision manichéenne de l'histoire. Cette vision est celle dont se réclame Le Temps du 24 mars dernier qui fait la morale à Langendorf, lui reprochant de ne pas voir dans la seconde guerre mondiale et la résistance des alliés une guerre juste rendant injuste toute neutralité et d'avoir écrit un livre «furieusement idéologique»!

Comment Langendorf voit-il l'avenir de la neutralité suisse? Dans l'hypothèse où le «grand espace européen occidental» entrerait en conflit armé ou non avec le «grand espace russe», par exemple, les neutres de l'espace occidental pourraient-ils conserver leur neutralité? Pour Langendorf, la réponse est négative; les neutres seraient forcément partie prenante au conflit en raison des liens étroits qui les attachent à cet espace vital.

Marcel Regamey aimait à comparer la neutralité suisse au lest qui ramène invinciblement à la position verticale la poupée contrainte de se coucher par une main d'enfant têtu. Il voyait dans la neutralité un élément consubstantiel à la communauté helvétique, une nécessité physique, invétérée, née de la structure fédérale. Dans la guerre des grands espaces imaginée par Langendorf, on peut rêver que la poupée obstinée resterait debout grâce à son lest.

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