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L’usage de la liberté d’expression

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1953 2 novembre 2012

Du grand débat d’il y a un mois sur la liberté d’expression, trois images contradictoires nous restent. La première est celle des anarchistes professionnels de Charlie Hebdo placés sous la haute protection des flics dont ils se moquent tout au long de l’année. La seconde, c’est les vingt dernières minutes du débat d’Infrarouge consacré à la liberté d’expression, où tout le monde coupait la parole à tout le monde et n’écoutait personne. La troisième, enfin, c’est l’image de ces foules musulmanes ivres de fureur contre un film et des caricatures qu’elles n’avaient pas vus.

Comme journal d’opposition, nous profitons depuis des décennies de la liberté d’expression. Pour autant, nous n’en faisons pas un absolu. Durant la guerre, La Nation n’a pas contesté la censure étatique, qu’elle considérait comme un mal nécessaire imposé par la préservation de l’indépendance de la Suisse. Dans un pays occupé, en effet, la liberté d’expression perd son sens, toute publication autorisée par l’occupant étant suspecte d’alignement. nous nous sommes en revanche opposés à l’article 261 bis du Code pénal suisse qui, par la bande de la répression pénale du racisme, introduisait le principe du délit d’opinion dans notre ordre juridique.

Mais la liberté d’expression, forme extérieure de la liberté de pensée, n’a de sens que si elle se donne explicitement pour fin la recherche de la vérité.

Or, la vérité ne saute pas toujours aux yeux dans une lumineuse évidence, c’est le moins qu’on puisse dire. C’est particulièrement le cas de la politique, domaine du clair-obscur où tout est mêlé d’équivoque, d’idéologies proclamées et d’intérêts tus. Il est donc préférable que les idées les plus absurdes ou douteuses puissent être exprimées. Une contestation publique permet mieux de démontrer leur fausseté que la censure, laquelle fait automatiquement soupçonner la dissimulation des uns et la persécution des autres.

Les mœurs publiques imposent toutefois des limites psychologiques et morales à l’expression, si profondes qu’elles ne sont pas toujours conscientes. On en paie durement la transgression.

Charlie Hebdo se veut le héraut de la liberté d’expression. Cet hebdomadaire s’inscrit dans la mouvance républicaine d’un anticléricalisme militant. Ses rédacteurs et dessinateurs, comme le rappelle la pétition de soutien à eux-mêmes qu’ils viennent de lancer, ne disent sur Allah, Mahomet et les imams que ce qu’ils ont toujours dit sur Dieu, le Pape et les prêtres. En ceci, ils sont cohérents, même si leurs propos sur la religion témoignent d’une ignorance et d’une malveillance vertigineuses.

Il arrive que la vérité doive être exprimée avec brutalité, de manière à briser les routines de pensées et parvenir à la conscience des lecteurs. En cela, le recours aux simplifications du pamphlet ou de la caricature est légitime et n’appelle pas la censure.

Mais Charlie va plus loin. Pour ses collaborateurs, la liberté d’expression se suffit à elle-même. Elle constitue un privilège illimité et inaliénable qu’ils revendiquent sans nuance ni réserve.

Le souci de la vérité devient marginal, le but principal étant la provocation elle-même, et le spectacle des réactions qu’elle déclenche.

Par commodité, Charlie pose comme hypothèse que le public est rationnel et maître de ses réactions. Le provocateur n’est donc pour rien dans les dégâts, troubles publics, manifestations collectives de haine et meurtres que ses provocations déclenchent.

Dès lors, on provoque pour que les gens s’indignent. Quand ils ne s’indignent pas, on dénonce leur avachissement. Et quand ils s’indignent, on s’indigne soi-même – avec une délectation perverse – de leur indignation. Et si certains s’indignent à coups de bombes et d’attentats, cela signifie qu’on avait vraiment raison de les provoquer. Cette attitude révèle chez nos anarchistes un fond inconscient de moralisme sectaire qui donne à penser.

Comme disait Barrigue à l’émission mentionnée, jouir de la liberté d’expression n’empêche pas de réfléchir. Oui: que veut-on? qui vise-t-on? comment le faire efficacement? et quels seront les effets secondaires? ne risquent-ils pas de devenir les effets principaux et de détourner l’attention de l’essentiel? Les pamphlétaires et les caricaturistes ne sauraient se dispenser de ces réflexions élémentaires.

Est-ce à dire qu’ils doivent mettre plume et crayon en poche quand les questions deviennent délicates, quand les passions s’allument et que les pressions se font lourdes? nous croyons au contraire qu’il doivent d’autant plus écrire et dessiner. a la limite, si le bien commun l’exige d’évidence et d’urgence, ils doivent s’exprimer même au risque de leur peau. C’est l’honneur du métier, la pierre de touche de leur déontologie. Les auteurs des samizdats obéissaient à une nécessité impérieuse quand ils publiaient leurs écrits interdits par le régime soviétique. Poursuivis et emprisonnés, ils n’en restaient pas moins des hommes libres par les vérités qu’ils exprimaient.

A un niveau infiniment moindre, tout rédacteur de La Nation sait qu’il peut lui arriver de devoir écrire un article qui écornera sa réputation aux yeux de ceux qui aiment barboter dans les idées reçues. C’est la contrepartie de la liberté d’expression.

Mais il ne s’agit pas seulement de dire les choses, il s’agit de convaincre. Il s’agit aussi de ne pas rendre odieuse ou ridicule la part de vérité qu’on veut transmettre. Et c’est là que le polémiste ou le dessinateur de presse doit faire montre d’une perspicacité, d’une invention et d’une maîtrise redoublées dans sa mise en lumière des contradictions, des mensonges, des rodomontades et des lâchetés.

Et c’est là que les meilleurs expriment la quintessence de leur art. Mix et Remix dessine deux barbus dont l’un déclare (je cite de mémoire): «Certains imams disent qu’Allah est contre les attentats.» Et l’autre de lui rétorquer: «Allah est un mou!» Ou, du même auteur, ce musulman «modéré» qui proclame qu’«Allah est modérément grand». Dans le Canard enchaîné du 19 septembre, Pétillon représente quelques membres d’Al-Qaïda hilares devant une télévision: «Voilà une provocation qui dépasse nos espérances.» ni bête ni méchant, juste un carton plein.

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