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Gallimard perd confiance

Charlotte MonnierLa page littéraire
La Nation n° 1953 2 novembre 2012

Le 22 juillet 2011, le terroriste norvégien Anders Breivik faisait septante sept victimes sur l’île d’Utøya. Le 24 août 2012, jugé coupable de ces septante- sept crimes, il est condamné à vingt et un ans de prison ferme.

Quelques semaines plus tard, Richard Millet, écrivain, essayiste et éditeur aux éditions Gallimard à Paris, publie l’Eloge littéraire d’Anders Breivik, aux éditions Pierre-Guillaume de Roux1. Antoine Gallimard avait en effet lui-même déclaré, après avoir publié son ouvrage polémique Opprobre en 2008, qu’il ne l’éditerait plus.

En 2006, Richard Millet avait largement favorisé l’attribution du Prix Goncourt à Jonathan Littell pour ses Bienveillantes. De même, cette année, son avis a pesé lourd dans la balance qui a finalement penché du côté de L’Art français de la guerre d’Alexis Jenni. Les massacres et la guerre, visiblement, ça le connaît.

«Je voudrais qu’on garde à l’esprit que je n’approuve pas les actes commis par Breivik même si c’est sur ces actes que je me pencherai, frappé par leur perfection formelle et donc, d’une certaine façon, par leur dimension littéraire.»

C’est par ces mots que débute le scandaleux mais désormais populaire pamphlet de Richard Millet. C’est aussi par ces mots que l’écrivain s’attire aujourd’hui l’une des foudres les plus violentes que l’histoire éditoriale française ait connues. accusé de racisme et de nationalisme, quand ce n’est pas carrément de complicité criminelle, Millet se dit «fatigué par ce flot de haine qui le submerge». Ce qu’il voulait, lui, c’était provoquer la réflexion au sujet de la «perfection formelle» des actes commis par l’assassin Breivik, dont Millet admire explicitement l’exploit parce que «c’est quand même extraordinaire de pouvoir faire exploser un des bâtiments phare du gouvernement norvégien, en plein jour, et se rendre ensuite tranquillement en ville déguisé en policier et tuer soixante-dix-sept personnes sans que la police n’intervienne».

Dans les faits, Millet tente d’expliquer les actes de Breivik en invoquant, et par là en dénonçant, la perte de l’identité nationale des Etats occidentaux, l’islamisation de l’Europe et la fragilisation de ses racines chrétiennes. Ce serait donc à ses yeux par désarroi et en raison d’une perte de repères identitaires et religieux que Breivik aurait subitement massacré septante sept innocents. Soit.

A dire vrai et n’en déplaise aux juristes, cet article n’a pas pour objectif de trancher si oui ou non Millet, en expliquant les actes du terroriste, les approuve. Ce qui nous intéresse, ce sont les conséquences «politiques» qu’une telle publication parvient à provoquer au sein du monde éditorial français, en pleine rentrée littéraire.

En effet, après cette polémique autour d’un de ses membres, le comité de lecture des éditions Gallimard s’est résolu à évincer Richard Millet. Des auteurs tels que Jérôme Garcin, Tahar Ben Jelloun (Goncourt 1987) et Annie Ernaux se sont battus au point de faire appel à Antoine Gallimard lui-même pour éjecter au plus vite ce «nazi» de leurs rangs. Sont-ce là des mesures trop radicales? Gallimard aurait-il porté atteinte à la liberté d’expression de l’un de ses écrivains-éditeurs? Rappelons que ledit ouvrage scandaleux n’a pas été édité chez Gallimard mais aux éditions Pierre-Guillaume de Roux. Gallimard se serait-il donc mêlé d’une histoire qui ne regarde pas la maison? Ou, au contraire, ce licenciement était-il nécessaire à l’entretien de son prestige? Devons-nous toujours dissocier la figure de l’écrivain de celle de l’éditeur, pourtant réunies en un seul homme? nous n’aurons pas la prétention de répondre à cette série de questions. nous remarquerons seulement que, au nom d’une politique éditoriale et sans même qu’il ait concrètement été question du texte lui-même – on en est presque à se demander qui l’a vraiment lu –, Gallimard paie cher son honorable renommée littéraire. En effet, sans même avoir elle-même publié le texte, c’est la maison qui en fait les frais, c’est elle qui fait scandale, c’est elle qui fait la une; enfin, c’est elle qui rate sa rentrée littéraire. De Pierre- Guillaume de Roux, pourtant complice direct du contenu douteux de cet essai, c’est à peine si on connaît le nom. Mais qu’importe, la maison Gallimard ne pouvait pas se permettre d’abriter, même dans l’imaginaire populaire, le laudateur d’un assassin. Il est des erreurs qui ne pardonnent pas.

En effet, considérer le multiculturalisme européen et l’islamisation croissante comme facteurs de troubles à certains niveaux politico-sociaux est une chose. Mais mettre une série de septante- sept meurtres commis par un seul et même individu au service de ce même constat en est une autre. L’on ne peut se servir d’un personnage comme Breivik pour dénoncer les conséquences néfastes du multiculturalisme européen. Un assassin n’est jamais un héros. Et cela d’autant moins sous prétexte de «perfection formelle du crime» ou de «beauté littéraire du mal et de l’horreur».

Quand bien même Millet déplore le fait que l’ironie de son titre, Eloge littéraire de Breivik, n’ait pas été perçue, il n’en demeure pas moins que si les questions qu’il pose sont dignes d’intérêt, la formule dont il se sert est déplorable. C’est précisément sur la forme que celui qui voulait faire l’«éloge formel» d’un massacre s’est trompé. Même si la question est bonne, on ne la pose pas sans avoir levé la main; c’est une affaire de tenue.

Antoine Gallimard n’a plus confiance en Richard Millet et il en a tiré la conséquence.

 

NOTES:

1 Richard Millet, Langue fantôme suivi de Eloge littéraire d’Anders Breivik, Paris, Edition Pierre-Guillaume de Roux, 2012.

 

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