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Suivez le guide - Trois pouvoirs s’affrontent

Ernest Jomini
La Nation n° 1960 8 février 2013

Nous sommes au tournant de l’an mil. Le Royaume de Bourgogne Transjurane, constitué en 888 dans un secteur de l’ancienne Lotharingie, est mal en point. Son dernier roi Rodolphe III, plus attiré par la vie religieuse que par l’exercice du pouvoir politique, confère peu à peu la puissance publique à différents évêques, avant de remettre son royaume à l’empereur du Saint-Empire romain-germanique (1032). C’est ainsi qu’en 1011 déjà l’évêque de Lausanne reçoit le titre de Comte de Vaud, avec le droit de battre monnaie. En fait, son pouvoir politique se limitera à Lausanne, Avenches, Lucens-Curtilles, Villarzel, Bulle et par la suite aux quatre paroisses de Lavaux. A côté des familles nobles des Blonay, Cossonay, Grandson, Gruyère et autres, l’évêque devient, dans le morcellement féodal de l’époque, un des seigneurs du Pays de Vaud, alors qu’il est aussi le chef spirituel d’un diocèse s’étendant de l’Aubonne à l’Aar. En 1488, il obtiendra même le titre de Prince du Saint-Empire.

Ces événements vont marquer profondément la vie politique lausannoise. L’histoire nous apprend qu’il est difficile pour les hommes d’Eglise d’exercer un pouvoir temporel. Comment manier à la fois le glaive et le goupillon? On se demande quel écho rencontrait, chez les Bourgeois de Lausanne, l’action pastorale de leur évêque alors que des conflits temporels les opposaient durement et que la Commune cherchait à obtenir son autonomie politique. La lutte entre ces deux pouvoirs va marquer la vie lausannoise du XIIIe au XVIe siècle. Préfiguration des tensions modernes entre le Château et l’Hôtel de Ville?

Déplaçons-nous de la Cité à l’extrémité sud de la ville, à l’église de St- François. On y découvre le troisième pouvoir: la Maison de Savoie. Fondés dès 1260, l’église et le couvent furent détruits par un incendie en 1368. Les comtes, puis ducs de Savoie ont financé largement la reconstruction de l’édifice et leurs armoiries apparaissent sur la voûte avec celles d’autres importants donateurs. Les grands princes du XIVe siècle, Amédée VI le Comte Vert et Amédée VII le Comte Rouge, appelés ainsi à cause de leur prédilection pour ces couleurs dans leur habillement, figurent sur les magnifiques stalles en compagnie de leurs épouses. En outre, contribution moderne au souvenir de la présence savoyarde, un vitrail de l’artiste verrier Alexandre Cingria représente le Comte vert dans la chapelle latérale, dite chapelle de Billens, érigée au début du XIVe siècle par la Dame de Billens en l’honneur de son mari défunt.

Ceci nous amène à parler du «Juge de Billens», destiné à assurer la présence politique savoyarde. Dès le XIIIe siècle, les Savoie tentèrent d’acquérir une influence judiciaire à Lausanne. En 1356, le Comte Vert obtint de l’empereur le «vicariat impérial», c’est-à-dire le droit de juger en recours les sentences temporelles prononcées par les tribunaux de l’évêque, ce qui plaçait le comte au-dessus du prélat. Les évêques résistèrent, parfois avec succès. On parle du «Juge de Billens», car le magistrat qui exerçait cette charge au nom du comte résidait dans une maison achetée au seigneur de Billens. Elle était située au bas des actuels Escaliers de Billens qui relient la rue St-Pierre à la Chenaux-de- Bourg.

Toute la vie politique lausannoise des derniers siècles du Moyen Age est marquée par cette lutte des trois pouvoirs, l’Evêque, la Ville et la Maison de Savoie, chacun cherchant à acquérir la prédominance sans qu’aucun jamais n’y parvienne. Les Bernois mettront un terme définitif à cette compétition séculaire en installant un bailli au Château: la Maison de Savoie est éliminée, l’Evêque est en fuite. Et les Bourgeois de Lausanne, qui rêvèrent pendant des générations de devenir une Ville libre de l’Empire, comme l’étaient Berne et Fribourg, se virent ramenés au rang de sujets de LL.EE. de Berne et courbèrent l’échine pendant 262 ans.

Pas tous cependant. En décembre 1588, le bourgmestre Isbrand Daux et quelques bourgeois de Lausanne et gentilshommes vaudois avaient formé le projet d’ouvrir de nuit les portes de la ville aux troupes du duc de Savoie rassemblées secrètement à Ripaille. Une forte bise empêcha la flottille de traverser le lac. La conjuration découverte, le bourgmestre et d’autres conjurés purent s’enfuir en Savoie. D’autres furent exécutés. Condamné à mort par contumace, Isbrand Daux vit ses biens saisis et sa maison rasée avec interdiction de jamais la reconstruire. Elle se trouvait à la rue de la Madeleine à droite en descendant. Ce vide laisse encore aujourd’hui un passage pour se diriger vers la petite place où se trouve le théâtre Boulimie.

Retour au Château, siège depuis 1803 du pouvoir politique vaudois. Lausanne est enfin la capitale du Pays de Vaud. Nous commentons comme il se doit cet événement important de notre histoire. Désignant sur la place le bâtiment de la préfecture, nous expliquons aux touristes étrangers que le Canton de Vaud, d’inspiration napoléonienne dans sa structure, est au sein de la Confédération suisse une République française en miniature: le gouvernement est au Château et ses préfets, agents du Conseil d’Etat, régissent dix districts analogues aux départements de la République d’outre-Jura. Le jeune Français qui nous accompagne n’en croit pas ses oreilles: la Suisse est vraiment un pays déconcertant. Nous nous garderons bien de décevoir nos hôtes étrangers en leur disant que l’Ours de Berne est revenu d’une façon camouflée sous les traits de l’administration fédérale, qui grignote lentement la souveraineté vaudoise.

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