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Les Epis mûrs de Lucien Rebatet

Jean-Blaise RochatLa page littéraire
La Nation n° 1960 8 février 2013

On dit que François Mitterrand divisait l’humanité en deux clans: ceux qui avaient lu Les Deux étendards de Rebatet, et les autres. Ce qui distingue les membres du clan mitterrandien, c’est qu’ils tiennent tous ce roman torrentiel de quelque mille trois cents pages pour un des monuments de la littérature française du XXe siècle. On connaît les raisons de l’ostracisme qui frappe durablement son auteur: il a été littéralement enseveli sous Les Décombres, charge féroce contre la IIIe République finissante, ses institutions de droite et de gauche, armée, Front populaire, Action française, clergé, parlementaires. Cet ahurissant pavé de six cents pages, imprimé sur le plus médiocre papier possible, fut le plus grand succès de librairie en France sous l’Occupation. Difficile, dans ces conditions, de pardonner à son auteur son fascisme déclaré et persistant, et surtout un antisémitisme, certes moins délirant que celui de Céline, mais aussi obsessionnel. Si le nom de Rebatet n’était pas si universellement honni, il y a longtemps que Les Deux étendards seraient disponibles en Folio et en Pléiade. Mais Gallimard procrastine depuis un demi-siècle, une éternité aux yeux des sectateurs du chef d’oeuvre méprisé.

En attendant, les éditions Le Dilettante ont pris la bonne initiative de rééditer Les Epis mûrs, l’autre roman achevé de Rebatet, depuis longtemps indisponible. Cette nouvelle édition est excellemment préfacée, annotée et commentée par Nicolas d’Estienne d’Orves, chroniqueur musical et romancier de talent. Il porte le patronyme d’un des résistants les plus incontestablement héroïques, Honoré d’Estienne d’Orves, fusillé par les Allemands en 1941. C’était son grand-oncle. De nombreux lycées, squares, rues, places et écoles célèbrent sa mémoire dans toute la France. Par une ironie de l’Histoire qui lie singulièrement la gloire et l’opprobre, Nicolas d’Estienne d’Orves est actuellement l’ayant droit exclusif de l’écrivain maudit.

Alors que Les Deux étendards sont clairement autobiographiques, Les Epis mûrs se présentent comme la biographie imaginaire d’un musicien de génie, Pierre Tarare, fauché à dix-neuf ans lors des premiers combats de la Grande Guerre. Rebatet fut un critique d’art reconnu – musique et cinéma principalement –, auteur d’une Histoire de la musique aussi truculente qu’érudite, son œuvre restée la plus diffusée. C’est ce qui explique que l’intrigue des Epis mûrs, parfaitement linéaire, soit construite à partir de données essentiellement musicales. On suit avec délectation l’itinéraire de ce jeune compositeur, des premiers tapotements sur le médiocre piano familial, jusqu’à l’absurde sacrifice. On est plongé dans l’ébullition esthétique des années 1900, et le lecteur fréquente Fauré, Stravinsky, Schönberg, comme s’ils étaient ses contemporains. Dans Les Epis mûrs, le musicien prendra son plaisir autant que le néophyte, tel Marcel Aymé: «Moi qui suis mélomane comme un paquet de gauloises, […] j’ai lu tout le bouquin avec exaltation, sans débander aux tunnels techniques.» En effet, on retrouve dans ce roman le style musclé de son auteur, qui oscille avec virtuosité entre le plus pur classicisme et la gouaille populaire. La verve pamphlétaire de l’auteur des Décombres se retrouve dans la peinture de ses personnages, saisis avec la vivante précision des caricatures de Daumier.

Dans sa postface, Nicolas d’Estienne d’Orves propose une lecture subtilement décodée du roman: il y voit l’autobiographie déguisée d’un artiste détourné de sa vocation et broyé par l’Histoire. Si Rebatet a été condamné à mort par un tribunal français, Pierre Tarare a été tué d’une balle perdue de son propre camp. Les deux artistes souffrent de l’incompréhension de la part de leur milieu familial et social. Au détour de sa préface, Rebatet nous propose une autre piste interprétative, d’ailleurs superposable à celle de N.E.O.: «La musique a été mon pain quotidien pendant vingt ans. Rien, je crois, n’a tenu une place plus profonde dans ma vie. Je suis peut-être un compositeur raté.» Un roman réussi comme acte de substitution à une création musicale manquée et regrettée.

Quoique le président Auriol lui eût accordé grâce en 1947, et qu’il eût été libéré dès 1952, Rebatet était littérairement bien mort après la guerre, en dépit de son talent reconnu. Découragé par la relative indifférence qui accueillit ses œuvres dans les années cinquante, il laissa en chantier deux autres romans, restés inédits, et reprit une activité de journaliste et de musicographe.

Les Epis mûrs n’égalent pas, tant s’en faut, Les Deux étendards et laissent l’impression de l’ébauche d’une grande œuvre qui n’a pas été réalisée. Malgré ce sentiment d’inachèvement, Rebatet tient une place honorable au milieu des rares écrivains qui ont su parler de musique: Proust, Romain Rolland, Hesse, Thomas Mann…

Notes:

Référence: Lucien Rebatet, Les Epis mûrs, avant-propos et postface inédits de l’auteur; préface, notes et commentaires de Nicolas d’Estienne d’Orves, Paris, Le Dilettante, 2011, 381 p. 1re édition, Gallimard, 1954.

 

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