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La méthode corse

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2039 4 mars 2016

A un ami qui désespère de la méthode vaudoise

Cher Monsieur,

Vous m’écrivez que l’«approche institutionnelle» de la Ligue vaudoise, adéquate en des temps plus civilisés, est aujourd’hui dépassée. Vous lui opposez une approche «géopolitique», qui permet mieux de comprendre les menaces actuelles, en particulier l’immigration.

Une menace européenne ou planétaire appelle-t-elle nécessairement une solution européenne ou planétaire? C’est la première question. Lors de la Deuxième Guerre mondiale, les Suisses avaient répondu «non» et abordé dans une optique rigoureusement confédérale une conquête militaire qui semblait devoir submerger l’Europe entière.

La différence, me direz-vous, c’est que, depuis 1989 et la fin de l’«équilibre de la terreur», la Confédération n’assume plus son rôle de défense du peuple et des cantons. Par aveuglement égalitaire et faiblesse compassionnelle, l’Etat fédéral abandonne progressivement sa souveraineté. Il cède devant des invasions barbares analogues à celles du Ve siècle. Il n’utilise plus son pouvoir que pour réduire nos libertés. C’est à tort que la Ligue vaudoise s’obstine à lui reconnaître l’usage exclusif d’une force de contrainte publique qu’il a complètement dévoyée.

La deuxième question est dès lors de savoir par quoi remplacer l’Etat. La réponse de l’UDC, théorisée par M. Blocher lors de son éviction du Conseil fédéral, est de substituer le peuple, source de la légitimité démocratique, aux autorités qui ont failli. Par le moyen d’initiatives quadrillant le champ politique, l’électeur forcera l’Etat fédéral à faire son travail, en particulier à défendre la Suisse contre les forces politiques et économiques qui s’en prennent à elle.

Cette action gouvernementale parallèle est sans avenir. La démocratie directe permet d’intervenir occasionnellement pour orienter l’action des élus. Elle fait peser la crainte salutaire du référendum sur leurs débats. Mais le recours systématique à l’initiative, outre son coût prohibitif, ne peut qu’introduire du jeu dans ses mécanismes contraignants, réduire les débats à des affrontements passionnels, lasser le citoyen et, finalement, induire les autorités à en rendre l’usage inaccessible au simple citoyen.

Certains se forment à un sport de combat pour affronter eux-mêmes, en l’absence de la police, les incivilités de la racaille ordinaire. Cette forme de légitime défense renforcée par la maîtrise physique permet de proportionner la réponse aux attaques. Elle permet aussi de se porter plus aisément au secours d’un tiers.

D’autres font un pas de plus et apprennent à manier les armes. C’est le «citoyen-soldat», le cow-boy qui porte une arme pour défendre sa vie et protéger les faibles. Bon. On peut avoir de la compréhension pour le commerçant qui s’arme et tire après avoir été molesté et dépouillé à de multiples reprises sans que la police n’intervienne. Il défend sa personne, sa famille et ses biens. Mais ici déjà, on franchit la limite de la défense spontanée pour entrer dans la zone grise de la propre police, voire dans la zone rouge de la propre justice.

La police est un métier difficile, tout d’exercice quotidien, de maîtrise morale et de discipline de corps. Savoir tirer est une chose. Intervenir en arme et sans dommages collatéraux dans une échauffourée concrète en est une autre, incomparable. Le simple citoyen devrait éviter d’entrer dans le jeu dangereux du port d’arme permanent. Il ne peut qu’en résulter des bavures civiles qui promettent d’être cent fois plus nombreuses que les bavures policières.

Quant à vous, cher Monsieur, vous doublez votre approche géopolitique d’une méthode locale d’action. Vous l’appelez la «méthode corse»: se mettre en groupe et rosser les rosseurs, caillasser les caillasseurs et si possible en laisser deux ou trois sur le carreau; désormais, ils réfléchiront à deux fois avant de s’en prendre aux braves gens.

On en a un exemple tout chaud, de la méthode corse. En décembre 2015, dans un quartier d’Ajaccio peuplé pour une moitié d’immigrés, des voyous encagoulés allument un feu pour attirer les pompiers dans un guet-apens: deux blessés. Le lendemain, quelques centaines de Corses organisent une manifestation de soutien au corps des pompiers. Une bagarre oppose les partisans d’une présence symbolique et ceux qui veulent en découdre. Ces derniers lancent des insultes contre les Arabes et contre les musulmans, saccagent une salle de prière, brûlent des corans, endommagent quelques véhicules. Les habitants effrayés se calfeutrent. Un policier qui s’interpose a le nez fracturé.

Pensez-vous une seconde que les voyous encagoulés se tiendront désormais à carreau? Ne croyez-vous pas plutôt qu’un certain nombre d’habitants du quartier, tranquilles jusqu’ici, vont juger que cette «punition» disproportionnée exige une réponse musclée? Non seulement on n’a rien réglé, mais le ressentiment et l’insécurité se sont étendus. En outre, les manifestants corses se sont divisés et battus entre eux.

Il est impossible que de tels événements n’arrivent pas. Mais on ne saurait en tirer une doctrine d’action. Si la politique consiste à maintenir la paix sur le territoire, ne serait-ce que la paix rudimentaire de l’ordre dans les rues, la méthode corse est le contraire exact d’une politique. En fait, elle n’a de sens – si l’on ose dire – que comme préliminaire à son extension progressive à l’ensemble de la population, c’est-à-dire à la révolution. Je n’imagine pas que vous l’envisagiez.

Remontons le temps et arrêtons-nous en 1948. On s’attend à voir les chars soviétiques déferler sur l’Europe, les communistes monter au Château et les commissaires politiques épurer la population. C’est dans cette ambiance que Marcel Regamey écrit un court ouvrage, Action libre, déterminisme moral et plan providentiel1, dont je vous donne quelques extraits:

Les idéologies de la contre-église ont peu à peu remplacé les principes stables, fondements éprouvés de la discipline des sociétés, par des idéaux révolutionnaires, qui, s’engendrant les uns les autres, de contraire à contraire, ont privé l’Etat de tout principe de légitimité, les personnes privées de toute protection sérieuse, et les rapports internationaux de tout fondement moral.

L’héritage de Rome est presque entièrement consommé; les Barbares triomphent pour s’entre-dévorer. […] Entre les grands empires monstrueux, dans les interstices de l’évolution mécanique du monde, entraîné par les absolus mensongers, les chrétiens, dans la communion de l’Eglise universelle, sont appelés à restaurer sans relâche l’ordre humain méprisé, à reconstituer les communautés naturelles, à renouveler la légitimité des autorités sociales, à relier par le bien commun concret les intérêts divergents, en un mot à faire renaître sous l’empire de la charité l’amitié naturelle des hommes […].

Les sociétés vraiment humaines ne pourront sans doute qu’être restreintes en étendue; exposées à être détruites dans le choc des Empires, elles se perpétueront jusqu’à la fin d’une manière qui rappellera peut-être la vie cachée de l’Eglise primitive dans les catacombes.

Etonnant, non? A septante ans de distance, mêmes griefs à l’égard de l’Etat, mêmes craintes pour la sécurité personnelle, même évocation de forces supranationales monstrueuses et incontrôlables.

Pour autant, Marcel Regamey ne prône pas la méthode corse à l’égard des communistes locaux. Il ne rejette pas non plus l’approche institutionnelle. Au contraire, il ramène son lecteur à la réalité concrète de la communauté nationale, la seule où l’action conserve son sens et un espoir de réalisation. Il ne prétend pas renverser le destin d’une civilisation déclinante, mais, dans ce déclin même, il veut continuer d’agir conformément à certains principes réalistes éprouvés.

Comme il le prévoyait, la situation a continué de se dégrader. Mais en même temps, la dégradation s’est trouvée freinée dans son élan et adoucie dans ses effets, en tout cas chez nous, où il n’y a pour l’heure ni jungle, ni zone de non-droit, sinon quelques squats. C’est d’ailleurs une des faiblesses de votre «approche géopolitique» que de ne pas tenir compte de notre situation particulière, laquelle doit beaucoup à un certain respect des institutions, en particulier le fédéralisme et la paix du travail.

Aujourd’hui comme hier, les nécessités du bien commun nous imposent de faire ce qui est à notre portée pour préserver et faire vivre la part d’ordre humain et de paix politique qui subsiste encore. Pour la Ligue vaudoise et La Nation, c’est la défense des souverainetés cantonales, de l’indépendance fédérale et de toutes les institutions publiques ou privées, si contestées et brinquebalantes soient-elles, qui structurent encore la communauté. C’est la dénonciation argumentée des idéologies menteuses, des illusions de l’égalitarisme, du gonflement de l’administration et de l’affaiblissement de l’Etat.

C’est encore, pour assurer une action dépassant la durée de nos vies individuelles, la formation de nouvelles générations de Vaudois au service du pays. C’est enfin, par nos entretiens publics du mercredi, nos séminaires, nos camps de Valeyres, nos Marches du Pays, la création et l’entretien de ces liens de connaissance, d’estime et d’amitié qui sont le fond vivant de la nation. Quels que soient les malheurs, inconnus, qui l’attendent, c’est en vivant selon ses spécificités traditionnelles que notre communauté politique s’y préparera le mieux.

Reconnaissez d’ailleurs, cher Monsieur, que vous-même passez plus de temps à agir dans ce sens qu’à mettre en place des applications concrètes et musclées de la «méthode corse» en Pays de Vaud.

Notes:

1 Action libre, déterminisme moral et plan providentiel, CRV, 1948 

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