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Déclin de la force

Jacques Perrin
La Nation n° 2039 4 mars 2016

Bien qu’il soit écrit avec un sens infini des nuances et dans une langue dont la limpidité honore l’auteur, le dernier essai d’Etienne Barilier1 laisse perplexe.

Barilier s’en prend aux terroristes islamistes qui massacrent «au nom de Dieu». L’islamisme «radical et tueur» lui semble «la pire» de toutes les menaces, comparable à celle que fit peser le nazisme sur la civilisation. Ce n’est pas rien, le nazisme figurant, comme chacun sait, le mal absolu.

Etienne Barilier se montre courageux.

D’une part, il outrepasse le principe «pas d’amalgame». Citations à l’appui, il montre que les textes coraniques ne comptent pas pour rien dans la dérive islamiste. L’islam s’accompagne de violences et laisse la part belle à l’esprit de conquête. Mahomet n’était pas un doux. Islam signifie «soumission». Les maîtres, qui dominent les infidèles et les femmes, sont eux-mêmes des esclaves de Dieu, des «esclaves esclavagistes».

D’autre part, Barilier ne se réfugie pas dans la culpabilité pour éviter d’avoir à combattre l’islamisme. Certes, la chrétienté, oubliant très tôt les enseignements du Christ, a pu se montrer violente dans le passé, mais ce ne doit pas être un prétexte pour renoncer à critiquer l’islam.

Nous décernerons des louanges à Barilier sur bien des points: il a l’art de dénicher et d’interpréter des textes ambigus d’auteurs islamiques, pour montrer que la force n’a pas le même statut dans les Evangiles et dans le Coran, que l’action guerrière était présente dans l’islam dès l’origine, que la doctrine du prophète d’Allah est radicalement contraire à celle des Evangiles; il ne croit pas au mythe de l’heureuse cohabitation des cultures dans l’Andalousie musulmane; il nous explique que le prophète ne peut que nier le temps, l’histoire et le progrès puisque, le Coran contenant déjà tout, il ne peut y avoir d’avant ni d’après dans l’islam.

Cependant, malgré la clairvoyance de l’auteur, nous ne pouvons le suivre plus loin pour deux raisons: sa conception de la force est partiale; son humanisme affiché ne constitue pas un rempart contre la menace islamique.

Pour définir la force, Barilier a le tort de se fonder sur Simone Weil2, esprit sans doute supérieur, mais que le christianisme platonisant et l’admiration pour le catharisme entraîne parfois loin des réalités du monde.

Barilier et Weil entendent par «force» ce que nous nommons «violence». La force n’est pas la violence, ni la cruauté, ni la barbarie, ni la bestialité, c’est une vertu. Chez les terroristes nous ne décelons ni force ni courage. Mitrailler des civils sans défense, précipiter des avions sur des gratte-ciel, égorger sur une plage des malheureux aux mains liées, brûler un pilote vivant dans une cage, violer des jeunes filles: tous ces actes, parfois commis sous l’effet de psychotropes, ne demandent rigoureusement aucune force.

Qu’est-ce que la force? Elle opère avec la justice, la prudence et la tempérance. Les quatre vertus cardinales s’impliquent l’une l’autre. La force doit parfois l’emporter, précisément pour donner le branle, pour réaliser ce que la justice commande d’accomplir. La justice sans la force est impuissante, la force sans la justice n’est que brutalité. De cela, presque tous les bourreaux du monde se rendent compte, sinon ils n’auraient pas besoin de discours, religieux à l’occasion, destinés à justifier la lâcheté odieuse de leurs actes. Ils sont comme le loup de La Fontaine inventant de multiples prétextes pour déguiser l’instinct qui le pousse à dévorer l’agneau «sans autre forme de procès».

Etienne Barilier a raison: il y a bien dans la nature humaine une violence primitive, un instinct de mort, un goût pour le néant que la religion chrétienne et la raison cherchent à domestiquer, à défaut de les supprimer jamais. Il n’est parfois pas si éloigné de nos vues. Il lui arrive de se reprendre et d’utiliser le mot «violence» (par exemple p. 36 ou p. 96: (…) se manifeste ce qui s’appelle tout bonnement la violence, c’est-à-dire la force au sens terrible que lui donne Simone Weil. Ce que nous appelons force, Barilier est contraint de le nommer ailleurs «bonne force» (p.108). Voilà un embrouillamini lexical qui ne contribue pas à clarifier la pensée.

Oui, la violence appartient à l’univers orgiaque et désordonné de Dionysos. C’est une matière qui exige une forme. Apollon, dieu de la beauté et de l’harmonie, apporte cette forme et vient dompter l’énergie chaotique. Dès que Barilier introduit la notion de «bonne force», nous nous trouvons à ses côtés.

Apparaît alors un autre sujet de dissension. Après les événements du 13 novembre 2015, certains commentateurs ont prétendu que nous n’avons rien à offrir aux jeunes gens qui se convertissent à l’islam ou se «radicalisent» pour se jeter dans le terrorisme. Barilier s’indigne de ces propos. A l’islamisme, il oppose l’humanisme. Il invoque Mozart, Schiller, Cassirer, Camus. Il met en avant la liberté de penser, la science, la conscience, la démocratie, l’égalité des sexes. Il vante aussi le dialogue.

Le problème est que nous ne communions pas tous avec les bienfaits de l’humanisme. Nous désirons la liberté si elle s’adosse à la recherche de la vérité. La démocratie n’est qu’un moyen, pas forcément le meilleur en tout pays, de désigner les détenteurs du pouvoir. L’égalité n’est pas le bon terme pour décrire le rapport des hommes et des femmes. Egalité de quelle femme avec quel homme? En quoi? A quel point de vue? L’égalité nous semble le prétexte pour faire entrer les femmes dans l’univers de la compétition (Extension du domaine de la lutte, comme le dit Houellebecq…). Quant au dialogue, les islamistes s’en moquent, Barilier le dit deux fois.

Tous les principes que Barilier mentionne ne peuvent être véritablement saisis que sous l’éclairage de l’enseignement du Christ. Si l’on tient à filer la métaphore nietzschéenne, il faut invoquer non seulement Dionysos et Apollon, mais aussi le Crucifié. Le Christ seul a triomphé de la violence aveugle. Or Barilier utilise trop, à notre goût, cette formule de Marcel Gauchet selon laquelle le christianisme est la religion de la sortie de la religion. Dissocié de ses fondements chrétiens, l’humanisme erre et se pervertit parfois de manière diabolique, pendant la Révolution par exemple.

Comme en passant, Etienne Barilier affirme ceci: L’Etat islamique est une puissance qu’il faut combattre par les armes et pas seulement par des arguments théologiques (p. 11) et La question n’est pas de convaincre des assassins, elle est de les vaincre […], il faut une armée, une police et des actes (p. 112). On ne saurait mieux dire. Pourtant les militaires appartiennent aux forces armées, les policiers aux forces de l’ordre. La force finit donc par être requise. Même Simone Weil tresse des lauriers à un guerrier comme Lawrence d’Arabie3 et abandonne son pacifisme en… 1939.

Seulement, il faut des dizaines d’années pour organiser une armée, pour l’instruire, la discipliner, veiller à ce qu’elle ne réponde pas aux massacres par un déchaînement de férocité vengeresse. On a aussi besoin de l’autorité politique, celle de la nation, pour instituer la force armée, l’entretenir dans la durée, l’utiliser au bon moment, quand les bandes bolchéviques, nazies ou islamistes commencent à tenir la rue ou les «quartiers».

C’est un lourd travail, ingrat, accompli le plus souvent dans l’urgence, quand il est trop tard, à cause de l’insouciance des peuples et des lubies idéalistes.

Notes:

1 Vertige de la force, essai, Buchet-Chastel 2016.

2 Voir notamment l’Iliade ou le poème de la force, 1940/1941.

3 Voir la Lettre à Jean Posternak, 1938.

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