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L’imagination dans la recherche historique

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1856 13 février 2009
C’était en 1993, lors du camp d’été de Valeyres. Notre ami et collaborateur Jean-François Poudret, historien du droit spécialiste de la période médiévale, présentait, comme chaque année, un sujet historique: «L’enlèvement des filles de Villaz près Romont».

A partir de quelques documents, il reconstitua l’entier de l’affaire devant nous, notant en particulier que Lausanne, où les donzelles étaient retenues, craignait que les Vaudois ne l’envahissent pour le lui faire payer! La reconstitution se déroulait document par document, à la manière de ces dessins que l’enfant fait apparaître peu à peu en reliant de son crayon une série de points numérotés et répartis sur la page dans le plus parfait désordre apparent. Cette restitution avait quelque chose de magique.

Dans sa contribution au gros ouvrage «Ego-histoires» (1), M. Poudret évoque, sans s’expliquer davantage, «une analyse parfois imaginative mais toujours objective et rigoureuse des textes.»

Depuis longtemps, donc, nous attendions que M. Poudret consacre quelques pages à développer sa conception des rapports entre l’objectivité scientifique et l’imagination personnelle. C’est aujourd’hui chose faite. «Le rôle de l’imagination en histoire» est sorti de presse il y a quelques jours. Cet ouvrage d’une centaine de pages est le cent quarante-septième numéro des Cahiers de la Renaissance vaudoise.

Notre époque a mis au point des méthodes et des procédures de recherche historique d’une rigueur inégalée. Les historiens d’aujourd’hui ont un respect obsessionnel du fait exact et dûment vérifié. C’est un progrès incontestable dans la recherche de la vérité, même s’il se paie d’une sécheresse un peu stérilisante chez ceux qui en restent là et que M. Poudret qualifie de «positivistes».

Car pour lui, la mise au jour des sources, la récolte des documents et des témoignages, leur authentification au moyen des sciences annexes ne constituent que la première étape du travail de l’historien. Il faut ensuite qu’il interprète ces faits et les explique en les replaçant dans l’histoire locale ou générale. Cette deuxième opération, toujours selon l’auteur, «fait appel à la culture historique, à l’esprit d’analyse et à la clarté de l’exposition». L’«imagination créatrice» n’intervient qu’en troisième lieu. A quoi sert-elle? Ne risque-t-elle pas de diminuer le caractère scientifique assuré par les deux premières étapes?

Réflexion faite, M. Poudret juge que l’imagination est au contraire une aide précieuse à la reconstitution du passé. Il s’est attaché à nous le montrer, au moyen de nombreux exemples tirés principalement de l’histoire médiévale.

De fait, l’historien est un détective. A quoi sert-il de recueillir les preuves, les indices, les traces de ceci et de cela, si l’on ne finit pas par conclure et désigner le coupable? Il faut oser faire le saut conclusif qui donne un sens aux travaux d’approche. C’est le rôle de l’imagination. Hercule Poirot, Sherlock Holmes, thomas Pitt et les autres sont des hommes d’imagination autant que d’investigation.

Certes, l’imagination, «la folle du logis», tend toujours à faire exploser les cadres si on lui lâche la bride. L’imagination historique débridée, c’est Alexandre Dumas. L’exactitude factuelle était le dernier de ses soucis, il n’essayait d’ailleurs pas de faire croire le contraire. Pour lui, l’histoire était un matériau littéraire. Mais combien de jeunes lecteurs n’a-t-il pas introduits à l’histoire et au métier d’historien? De l’histoire, il leur a au moins transmis le souffle. Nombreux sont ceux qui ne connaissent les règnes de Louis XIII et de Louis XIV que par Les Trois Mousquetaires, Vingt ans après et Le Vicomte de Bragelonne. Sans aller aussi loin dans l’invention, la chronique de Savoie rédigée au XVe siècle par Jean Cabaret est généralement considérée comme relevant plus de l’imagination de son auteur que de sources exactes et utilisées d’une façon équilibrée. Soit dit en passant, le fait que Cabaret et d’autres attribuent à Pierre de Savoie toutes sortes de prouesses imaginaires nous dit bel et bien quelque chose de vrai à son sujet. On ne prête qu’aux riches.

Pour bien imaginer tout en restant un historien, il faut constamment revenir aux faits, à tous les faits. L’imagination a pour tâche de les mettre en valeur en déterminant leurs justes rapports, non de les camoufler sous des considérations personnelles. Une connaissance étendue des faits calme les effusions imaginatives et empêche l’esprit de divaguer.

L’imagination permet à l’historien de faire des hypothèses, c’est-à-dire de proposer une explication causale vraisemblable et proportionnée qui relie les faits connus séparément. Certaines hypothèses s’imposent par l’évidence. Elles finissent par prendre le caractère de faits incontestables. D’autres sont plus hasardeuses et il convient de les émettre comme telles. Il arrive même que plusieurs hypothèses soient également recevables. L’historien préférera ne pas choisir et vivre avec une incertitude que de conclure arbitrairement pour faire une fin.

Il est en tout cas faux de fragiliser des hypothèses mille fois vérifiées en persistant, sous couvert de pureté méthodologique, à les considérer comme de simples hypothèses. Cette manière de procéder est une arme dans les mains des historiens idéologues. Elle leur permet d’émietter, au nom de la rigeur historique, des visions solides et cohérentes… mais contraires à leur idéologie.

Imaginer: il y faut une science certaine, de la curiosité, un esprit aventureux qui ne craint pas de changer de cadre ou de niveau pour voir les choses d’un oeil neuf. Imaginer, c’est s’élever au-dessus des faits avérés et des interprétations courantes, soit pour les contester, soit pour les affirmer encore plus nettement qu’avant. Il arrive aussi, M. Poudret en donne un ou deux exemples, qu’il faille remettre en question ses propres écrits et abandonner une hypothèse bien plaisante pour une réalité plus banale… mais vraie. Au chapitre Imaginer par-dessus les siècles, l’auteur évoque le rapprochement que son travail de thèse l’a conduit à opérer entre le régime successoral vaudois du XIIIe au XVIe siècle et le régime en vigueur à l’époque burgonde: un survol de sept ou huit siècles! L’imagination donne des ailes.

Imaginer, c’est encore essayer de se représenter ce qui se serait passé si tel événement-clef avait été différent: «Quel aurait été le destin de l’Europe si, rejoint à temps par Grouchy plutôt que par Blucher, Bonaparte l’avait emporté à Waterloo?» Cet exercice d’imagination rétrospective ne sert pas à combler des lacunes, mais, nous dit l’auteur, «à mesurer la fragilité des événements qui se sont produits».

Plus généreuse que l’attitude de l’historien positiviste qui restreint le fait à lui-même, plus réaliste que l’inspiration fantaisiste de l’écrivain romantique, plus honnête que l’instrumentalisation idéologique des historiens «engagés», l’«imagination créatrice» donne aux faits passés juste ce qu’il faut de chair et de mouvement pour nous les rendre présents.


NOTES:

1) Ego-histoires, Ecrire l’histoire en Suisse romande, Editions Alphil, Neuchâtel, 2003. Cet ouvrage a été présenté dans La Nation No 1746 du 26 novembre 2004.

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