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La reconnaissance, besoin d’esclaves

Jacques Perrin
La Nation n° 1856 13 février 2009
La «lutte pour la reconnaissance» est un thème philosophique rebattu depuis que le jeune Hegel s’en est emparé au début du XIXe siècle. Plusieurs penseurs s’y sont illustrés depuis, notamment l’Allemand Axel Honneth (Kampf um Anerkennung, 1992) et le Français Paul Ricoeur (Parcours de la reconnaissance, 2004). L’homme ne lutte pas seulement pour survivre car, en vertu de sa nature sociale, il a aussi besoin d’être «reconnu» par autrui et d’occuper une place bien définie parmi ses congénères.

Ce n’est pas à la hauteur des philosophes mentionnés ci-dessus que nous voudrions nous situer, mais un peu plus bas, à l’échelon du langage commun, puisque le terme «reconnaissance», apparu en même temps que les doctrines «communautaristes», est devenu d’usage courant depuis quelques années.

Chaque profession se plaint à tour de rôle d’un «manque de reconnaissance». Policiers, enseignants, psychologues, pasteurs, paysans et jeunes cadres commerciaux prétendent qu’on les méprise. A la rubrique «psycho» des magazines, des lecteurs inquiets réclament la «reconnaissance», dans l’espoir de rehausser leur «estime de soi».

Quand on demande au cuisinier Gérard Rabaey d’où lui est venue sa passion pour la gastronomie, il répond que tout enfant il quêtait la reconnaissance de ses parents. La confection de plats délicieux lui a permis de faire plaisir aux gens et d’obtenir ainsi leur précieuse affection.

Le marin breton Olivier de Kersauson, dont une journaliste veut savoir s’il se réjouit de la reconnaissance publique, réplique: «Et l’amour du faire, vous connaissez?» L’opinion des autres lui importe peu. Ce qui compte, c’est de maîtriser au mieux l’art de naviguer.

Bien que tous les deux puissent s’enorgueillir de succès éclatants, les propos de Kersauson nous séduisent plus que ceux de Rabaey.

Le besoin de reconnaissance, présent chez chacun d’entre nous, est l’expression d’un sentiment d’infériorité, d’une quasi servilité dans les cas aigus. Celui qui réclame à cor et à cri la reconnaissance prend la pose infantile du minoritaire humilié. Il y a en lui un vide à combler. Cela est compréhensible, bien entendu, parce que l’homme isolé n’est personne et qu’un animal social a besoin d’autrui pour exister. Des témoignages abondants, pas seulement littéraires, illustrent les dégâts que cause, par exemple, l’indifférence d’un père pour son enfant. Il est dans l’ordre des choses qu’un garçonnet, comme le petit Rabaey, quête l’amour parental. Plus tard, il se libère de ce besoin en donnant luimême de l’amour, même sans espoir de réciprocité. L’adulte achevé donne. Il se trouve que beaucoup d’enfants ne grandissent jamais vraiment, incapables de dépasser l’adolescence. Ils deviennent adultes contre leur gré et restent affamés d’estime. Ils attendent toujours des «bons points». Voilà le malheur de ceux dont l’activité ne parvient pas à se déployer vers une fin extérieure à eux-mêmes, une attitude de vaincus, à l’image de celle de ce pathétique professeur de gymnase vaudois qui, au moment des grèves, s’évertuait dans le quotidien 24 heures à prouver au public qu’il travaillait bien cinquante heures par semaine au moins et qu’en dépit de son sens du sacrifice, il n’était «reconnu» ni par les parents ni par l’Etat.

Même si les témoignages de reconnaissance font plaisir, il n’y a pas lieu de les mendier. Ils accompagnent une activité réussie. Ils ont valeur de signe d’accomplissement, comme le salaire. Le plus sûr moyen de les manquer est de les poursuivre en tant que fin. Le souci de nous perfectionner devrait suffire à nous occuper.

L’infernal besoin de reconnaissance montre que certains métiers se sont dégradés, souvent avec l’accord de ceux qui les exercent, parfois à leur insu. Des professions se sont soumises à une rationalisation imbécile. Les consultants les ont ravagées, les découpant en «processus», les étouffant sous les «évaluations» et les «autoévaluations» frelatées. Les «concepts» à la mode comme la «transparence», la «communication», l’«aplatissement des hiérarchies» ou la «convivialité» (tutoiement général!) les ont rendues esclaves d’un management impersonnel.

Les enseignants ne sont pas seuls sur la sellette. Des professions censées plus prestigieuses sont touchées. Ceux qui en doutent liront le témoignage de deux jeunes cadres français, Alexandre des Isnards et thomas zuber (L’open space m’a tuer, Hachette Littératures, 2008), où sont décrits par le menu les déboires des diplômés bac+x des grandes écoles de commerce hexagonales. Beaucoup d’entre eux ne sont plus que des «ressources humaines» interchangeables, se bornant à liquider des tâches idiotes.

Pour en revenir à l’école, il ne semble pas que les professeurs de gymnase d’avant les années quatrevingts aient eu beaucoup besoin de reconnaissance, comme l’a laissé entendre M. Ernest Jomini dans son article de La Nation du 19.12.2008 «Mort d’une profession libérale». Ils faisaient leur travail sans le moindre contrôle étatique. Il suffisait qu’ils le fissent bien à leurs propres yeux. Le soussigné, gymnasien de 1974 à 1976, a beaucoup appris de ses maîtres d’alors. Il n’a pas même songé à les remercier, sans doute par timidité adolescente, mais aussi parce qu’une telle distance séparait le corps professoral des élèves que les manifestations trop prononcées d’estime réciproque étaient déplacées.

Les enseignants d’aujourd’hui adorent se remercier mutuellement. Les conférences des maîtres, voire certaines soirées de parents, abondent en scènes de congratulations empressées, où la moindre tâche accomplie en plus du travail «normal» apparaît comme un sacrifice à la communauté. Chacun entend prouver que, contrairement à l’ingrat public, il «reconnaît» l’engagement de ses collègues, espérant bien sûr en son for intérieur qu’ils lui renverront l’ascenseur en temps utile. Cette comédie des remerciements ne dissimule-t-elle pas un manque de confiance?

Dans toute collectivité, l’esprit de corps remplace avantageusement la «reconnaissance»; or les corps professionnels se dissolvent. Il n’y a plus de corps enseignant, ordonné en fonctions distinctes (professeur d’université, de gymnase, maîtres de primaire supérieure, instituteurs, etc.) Les maîtres ont laissé la place aux «enseignants», individus égaux censés faire tous le même travail.

On constate une nouvelle fois que l’égalitarisme, facteur de confusion, produit des personnes méfiantes, concurrentes et fatiguées d’elles-mêmes. D’où leur soif d’estime.

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