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On a les conséquences

Jacques Perrin
La Nation n° 1981 29 novembre 2013

L’auteur de ces lignes a un problème. Depuis un certain temps, il se réjouit de tout ce qu’écrit M. Jacques Daniélou, instituteur, syndicaliste, président de la Société pédagogique vaudoise. Or M. Daniélou a approuvé toutes les réformes scolaires auxquelles la Ligue vaudoise s’est opposée. Pourtant ses articles, parus dans les numéros 7 et 8/2013 de la revue Educateur, auraient pu figurer dans La Nation.

Nous ne prétendons pas que M. Daniélou ait tourné sa veste, non. Il se contente de blâmer avec beaucoup d’éloquence certains défauts de l’école vaudoise d’aujourd’hui, tels qu’ils se manifestent après l’adoption d’HARMOS, de la LEO et du PER (Plan d’études romand). Ces difficultés ne sont pas nouvelles, elles nous accablent depuis l’époque EVM. Ce qui est nouveau, c’est qu’elles sautent aux yeux d’un Jacques Daniélou, lequel a milité avec ardeur pour que soient réunies les conditions qui les ont produites, soutenant sans faillir ses alliés traditionnels, le DFJC et l’Association vaudoise de parents d’élèves, qui semblent entretemps être devenus ses ennemis.

Soudain, M. Daniélou appelle en effet à la désobéissance.

Il s’indigne que les délégués de l’APE Vaud, qu’il nomme «gardiens de la Révolution», veuillent obliger les professeurs à expliquer lors de la première soirée de parents comment ils entendent traduire les objectifs du PER dans leur enseignement de tous les jours.

Dans un papier reproduisant son discours adressé aux membres de la SPV et à certains cadres du Département, il constate que la confiance entre le DFJC et les maîtres est rompue. Ces derniers sont désormais de vrais «pions», perdus sur un échiquier encombré de directives, de prescriptions, de recommandations et de règlements concoctés par le DFJC et des équipes de direction aux ordres. Chaque geste pédagogique, même le plus anodin, est accompagné et défini par d’innombrables brochures que l’enseignant peine à assimiler. On vous apprend comment organiser une soirée de parents et ce qu’il faut y dire. On exige de vous des dossiers bourrés d’«objectifs» avant que vous obteniez l’autorisation d’entreprendre une sortie ou un voyage. Le nombre et le type d’évaluations dans chaque discipline sont strictement fixés. L’informatisation favorise la manie prescriptive. Les mails vous invitant à faire ceci ou cela infestent votre boîte de réception. Il faut inscrire les notes des élèves à deux endroits dans l’«agenda des élèves», dans un dossier manuscrit puis dans un registre informatisé. Les conférences des maîtres destinées à exposer les nouveautés se multiplient, de même que les séances en équipes et les journées de formation où l’on «s’approprie» les règlements et le PER que M. Daniélou assimile à la Bible.

Un système informatique appelé NEO, en cours d’expérimentation, permet au Département et aux directions de contrôler que les notes soient distribuées selon les normes prescrites et les fameux «objectifs» correctement libellés.

Les règlements sont «à peine lus et vite oubliés», mais constituent l’arme absolue des quérulents. Comme nul n’est censé ignorer la loi, les avocats se feront un plaisir de dénicher, en cas de recours, le point 35b de la directive 110 que l’enseignant aurait eu le malheur de négliger.

La prose de M. Daniélou est parsemée de métaphores religieuses. Ce n’est pas un hasard. Un fond de protestantisme dévoyé demeure chez les enseignants vaudois, tout socialistes et incrédules qu’ils soient. On ne se révolte pas contre l’autorité qui édicte les règles; on «marche dans les clous»; la règle est respectable parce qu’elle est la règle. Le pouvoir régulateur du l’Eglise s’est d’abord transmis aux politiciens radicaux qui dominaient le DIPC; aujourd’hui il est détenu par les socialistes et les savants de la pédagogie. Les enseignants, en gros, font de leur mieux pour appliquer les règles, y compris l’auteur de ces lignes, afin de s’épargner des ennuis. Ils les dénigrent au fond de leur cœur ou dans des cercles privés. Ils jouent le jeu avec un sourire contraint, sans qu’il soit nécessaire de dépêcher sur leur lieu de travail inspecteurs ou conseillers pédagogiques, lesquels ont quitté la scène depuis longtemps.

Il faut dire que beaucoup de maîtres ont souhaité le «changement». Ils ne peuvent plus se déjuger.

Seulement, la manie du règlement n’apporte pas la sérénité. On sent bien que chacun cherche à se couvrir. Chaque enfant, chaque père, chaque mère, chaque collègue, chaque supérieur hiérarchique, chaque subordonné, chaque électeur cache un ennemi potentiel dont il faudra une fois ou l’autre se protéger. Il faut s’assurer et se rassurer aux dépens d’autrui si nécessaire. Comme le note M. Daniélou avec force, la multiplication des directives manifeste la faiblesse du système que le président de la SPV qualifie de «fragile», «instable», «vulnérable», «fébrile» et «stressé». Excusez du peu!

Quel est le rapport entre la perte de confiance et les réformes? C’est ce que M. Daniélou n’examine pas.

Tout au long de son œuvre, l’historien Jacques Bainville dit que les décisions politiques entraînent sur le long terme des effets qu’on peut prévoir, parce qu’en histoire des causes analogues produisent des conséquences analogues. Le traité de Versailles de 1919, tout perclus d’idéologie, comporte des effets que Bainville décrivit avant qu’ils ne se fussent produits, non qu’il fût devin, mais parce qu’il connaissait certaines lois politiques et les constantes nationales. «On aura les conséquences», disait-il, citant en épigraphe de son maître livre l’Ecclésiaste (X,8): Celui qui creuse une fosse y tombe, celui qui rompt une haie, le serpent le mord1.

Aujourd’hui, dans l’école vaudoise, on a les conséquences. De quelles décisions? De quel soubassement idéologique? Ce sont les questions que nous tenterons d’élucider une autre fois.

 

Notes:

1 Ainsi, du 11 novembre 1918 au 28 juin 1919, ce n’est pas le hasard qui a décidé. Ce n’est pas la force des choses. Ce sont des hommes, avec leur caractère et leurs idées. Mille autres combinaisons que celles qui ont été adoptées étaient possibles. On s’en est bien aperçu en cours de route puisque, par telle ou telle intervention, plusieurs dispositions des traités ont été changées, soit en bien, soit en mal. Maintenant il n’y a plus qu’à attendre et, s’il se peut, à prévenir et à corriger les effets. «On aura les conséquences» avait dit le sage d’Israël, rassasié de voir les dirigeants recommencer les mêmes fautes et les foules confier leur vie et leurs destins aux mêmes dirigeants. Les conséquences viennent toujours. Et nous les avons déjà. (Les Conséquences politiques de la paix, collection TEL/Gallimard, pp 300 et 301.)

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