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Un lait de misère

Jean-Michel Henny
La Nation n° 2029 16 octobre 2015

C'est une histoire qui commence bien sur les hauts d’Yvonand. Philippe est paysan. Il détient 200 vaches et coule chaque année 900’000 kg de lait qu’il livre à l’industrie pour la transformation en yoghourt, lait de consommation et autres produits, mais pas en fromage.

Grâce à une rationalisation poussée, à une bonne gestion et aux économies d’échelle que permet un si gros troupeau, pour la Suisse en tout cas, l’entreprise est prospère.

Mais Philippe va prochainement vendre ses bêtes et démanteler ses installations de traite pour devenir, comme il le dit, un «agriculteur d’Etat». Il fera de l’entretien du paysage, un peu de céréales et «tirera le maximum des programmes écologiques» en encaissant des paiements directs.

Que s’est-il passé?

Le prix du lait d’industrie s’est effondré. La production à ce prix n’est plus rentable. D’ailleurs, Philippe n’est pas le seul producteur à renoncer. Et, paradoxalement, ce sont ceux qui livrent le plus de lait qui arrêtent.

Ce qu’il faut savoir, c’est que Philippe a remplacé à lui seul et peu à peu douze paysans de la région qui, tous ensemble, ne livraient que 450’000 kg de lait par année en 1985.

C’est la première cause de la chute des prix: la surproduction, en Suisse, en Europe et dans le monde. Quand il pleut suffisamment en Nouvelle-Zélande, l’herbe est grasse et le lait abondant; les marchés mondiaux sont submergés.

En Europe, la disparition des contingents pousse actuellement les paysans à augmenter leur production. Et lorsque les exportations vers la Russie sont stoppées à cause de l’embargo lié à l’Ukraine, ce lait encombre les marchés et accélère la chute des prix.

Le producteur suisse a été victime du même phénomène après la suppression des contingents. Philippe en est le vivant exemple: c’est grâce à la suppression des quotas laitiers qu’il a pu augmenter massivement sa production.

La consommation de lait baisse aussi. Tout cela agite les paysans. Un mouvement est né il y a quelques mois sur Facebook. Il est connu sous l’acronyme SAM (Swiss Agri Militant). Il organise une manifestation à Berne le 22 octobre prochain; des milliers de paysans sont attendus mais les organisations professionnelles officielles, l’Union suisse des paysans en particulier, restent prudemment à l’écart.

Dans le même temps, les instances fédérales semblent vouloir libéraliser totalement le marché du lait à la frontière. Il est déjà complètement ouvert pour le fromage et d’autres produits, mais certains voudraient supprimer toutes les barrières pour le lait entier et le beurre.

Que doit faire la Confédération qui a la haute et exclusive main sur la politique agricole? Abandonner les paysans à leur sort en libéralisant ou réintroduire des quotas ou d’autres moyens de contrôle du marché?

Si la réponse était évidente, on n’en parlerait pas.

L’agriculture n’est pas une branche économique comme les autres. Le paysan cultive la terre et nourrit ses semblables sur un territoire non extensible. Il ne peut être abandonné à la concurrence sauvage des marchés mondiaux. L’intervention étatique est nécessaire, mais doit rester minimale.

Les producteurs de gruyère se sont organisés pour encadrer leur produit par un cahier des charges strict et en limiter les quantités pour en maintenir le prix. D’ailleurs, les paysans qui livrent du lait pour la fabrication du gruyère en reçoivent un prix qui leur permet de vivre correctement. Dans ce secteur, la Confédération n’intervient que modestement mais efficacement. Elle protège l’appellation contre les copies et garantit le respect des règles édictées par l’Interprofession du gruyère; en d’autres termes, elle pose le cadre.

Pourquoi la Confédération ne pourrait- elle pas aussi poser un tel cadre pour les producteurs de lait d’industrie?

Il faudrait avant tout que les paysans en question se fédèrent, restent solidaires et s’entendent. Ce n’est pas encore le cas.

Mais, s’ils y parviennent, il s’agira alors d’éviter que la Confédération ne condamne leur entente comme étant illicite, une sorte d’abus de position dominante, un «cartel du lait». Car on peut imaginer que les acheteurs de lait préfèrent une offre atomisée et malléable plutôt que fédérée et solide pour défendre un prix décent à la production.

Il y a encore du travail.

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