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Dans le jardin de l’enfer

Lars Klawonn
La Nation n° 2030 30 octobre 2015

L'Ensorcelée1 tient en haleine le lecteur par ses péripéties inattendues, son exaltation et sa violence de sentiments ainsi que par sa dimension mystérieuse et surnaturelle. L’histoire de ce roman se passe dans la lande de Lessay, en Normandie, pays d’origine de Barbey d’Aurevilly, à l’époque de la République, puis de l’Empire, peu après l’épisode de la Chouannerie. L’Abbé Jéhoël de La Croix-Jugan est doublement condamné pour avoir pris les armes dans la Chouannerie et tenté de se suicider. Une vieille paysanne le trouve inanimé au bord de la route, le visage complètement défiguré. Elle le porte chez elle et le soigne. Un soir, lorsqu’elle récite l’Angélus au seuil de sa maison, cinq soldats de la République qui «chassent au Chouan» et passent par là, la remarquent et reconnaissent en elle une Chouanne. Ils découvrent le combattant blessé à l’intérieur de la maison et délibèrent sur le genre de mort qu'il convient de lui infliger. Mais au lieu de le délivrer de sa souffrance, ces cruels citoyens de la République l’augmentent encore en jetant de la braise rouge sur les plaies ouvertes de son visage. L’Abbé survit miraculeusement à tout cela et, quand il réapparaît des années plus tard assis dans une stalle de l’Eglise de Blanchelande, enveloppé dans un capuchon noir qui cache son visage hideux aux fidèles, il n’est pas la seule malédiction qui pèse sur les habitants du petit village.

La marque de la damnation s’inscrit dès les premières pages du roman et la description de la lande de Lessay, située sur la presqu’île du Cotentin. Ce pays plat, desséché, sans végétation et quasi désertique, ce repaire de bandits, inspire l’inquiétude et l’angoisse. L’histoire de la sombre tragédie qui attend le lecteur s’inscrit au cœur même du paysage où elle se déroule. Il est pour ainsi dire le moteur de L’Ensorcelée, une sorte d’incarnation du mal car, en effet, le méchant n’est pas ici un personnage: c’est l’esprit maléfique en tant que tel qui se propage dans les âmes comme un feu de steppe. Les personnages sont tous impurs, coupables, marqués par le péché, mais aussi lumineux, mystérieux, portés par un idéal et profondément sincères. Pour Barbey d’Aurevilly, le démon est une puissance réelle et opérante qui transcende l’homme et l’induit au péché; il n’est pas une simple incomplétude de la nature humaine.

Des pâtres errants aux pouvoirs occultes et diaboliques rôdent dans la contrée et jettent un sort à tous les fermiers qui refusent leur service. Ils ensorcèlent Jeanne Le Hardouey, fille d’une ancienne famille aristocrate ruinée, parce que son mari, le riche bourgeois Thomas Le Hardouey, avait refusé de les employer. C’est ainsi qu’elle tombe amoureuse de l’Abbe Jéhoël. Tel le philtre de Tristan et Iseut, la sorcellerie crée un lien indissoluble entre les deux personnes. Or l’amour est ici terrible. Il mène à la folie, au meurtre, au suicide, à la lapidation. Nul n’échappe à la tragédie.

Ce beau roman, superbe et hallucinant, n’explique rien. A la fin, le lecteur est face à trois cadavres sans qu’il n’apprenne rien sur les auteurs et les mobiles de ses crimes. On n’est pas dans un roman policier. Barbey d’Aurevilly n’est pas de ceux qui ont la cervelle embrouillée par la métaphysique. Il laisse cela aux austères moralisateurs du progrès et de l’homme meilleur. Sa vision est résolument catholique. Pour lui, nous sommes condamnés mais le salut reste possible.

L’Univers aurevillien est l’univers du mal et du péché. Tout prend son sens dans une perspective chrétienne. Tout est donné par la faute originelle. Promeneur dans le jardin de l’enfer, Barbey est chrétien; explorateur des passions criminelles des humains, il est toujours chrétien; ami de Caïn, il est encore chrétien, car c’est de Caïn que nous descendons et non d’Abel; fascinés par les personnages sataniques et grandioses, il reste toujours chrétien. Pour les affidés de l’empire du bien, le mal n’existe pas, Dieu est mort et le diable aussi. L’humanité moderne est sortie de la révélation biblique qui dévoile ce qui est bien et ce qui est mal, et qui donne le discernement et engage à répudier le mal. Désormais, plus personne n’est coupable, et encore moins condamnable. A part ceux qu’on condamne parce qu’ils condamnent. Le méchant doit être compris comme victime à son tour, victime de son enfance, de sa famille, de son milieu, de la société, etc. Au lieu de parler du mal, on préfère désormais parler des «dérapages», «d’individus malades» et des «failles inévitables du système».

Si le roman de Barbey d’Aurevilly reste encore puissant aujourd’hui, c’est qu’il ne participe pas du symbolisme diffus et verbeux des esprits cérébraux. Il ne croit pas à un monde meilleur. Il ne croit même pas au monde. Il sait que l’homme sera sauvé et que le monde ne le sera pas. Voilà pourquoi, dans son roman, le mal s’incarne dans le spectacle du réel, dans les volontés et les désirs des hommes. Les anciens n’ont jamais oublié ce que l’homme nouveau ne sait plus, à savoir que l’homme n’est pas seul sur cette terre qu’il n’a pas créée et que la vie est un mystère.

Notes:

1 L’Ensorcelée, roman de Barbey d’Aurevilly (1854), Gallimard, collection folio classique.

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