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La langue des Suisses allemands

Jean-François Pasche
La Nation n° 2030 30 octobre 2015

Il est communément admis chez les Romands que nos confédérés alémaniques parlent une langue difficilement compréhensible qui est pourtant censée être de l’allemand. «Rien à voir avec le Hochdeutsch, que nous apprenons à l’école!» nous exclamons nous. Les Suisses allemands mâchent leurs mots, parlent vite, modifient la prononciation. Face à ce parler, les francophones ayant déjà de la peine avec l’allemand se trouvent désemparés; il en résulte un blocage difficile à surmonter.

D’autres, au contraire, ont beaucoup fréquenté les dialectes, parce qu’ils ont fait une partie de leur apprentissage outre-Sarine, qu’ils ont de la famille suisse allemande ou encore qu’ils ont été en contact avec des Alémaniques lors de leur service militaire. Bien souvent, ces personnes ne maîtrisent pas bien le bon allemand, mais parviennent à s’exprimer de manière simple en dialecte, grâce à la mémorisation de quelques mots et formules, à l’apprentissage des particularités de prononciation et aux vieux souvenirs scolaires.

Cependant, l’incompréhension est totale, et le blocage psychologique d’autant plus grand, lorsqu’un Romand essaie de parler allemand outre-Sarine, et que la conversation dévie rapidement sur le dialecte. Le scénario est bien connu: lorsqu’on s’adresse à un Alémanique isolé en bon allemand, il répond dans une langue compréhensible. Toutefois, dès que nos Confédérés se trouvent en groupe, ils ne parlent plus qu’en dialecte. Les quelques Romands présents, minoritaires, prennent cela pour un manque de respect, surtout s’ils comprennent bien le Hochdeutsch.

Mais porter ce jugement est mal connaître les ressorts du dialecte, ou plutôt des dialectes, chaque région alémanique revendiquant ses particularités dans son parler. Au fond, pourquoi les Suisses allemands parlent-ils le suisse allemand? M. Christophe Büchi, qui était notre invité le mercredi 30 septembre, dans le cadre de nos entretiens, a tenté de répondre à cette question. Il bénéficie d’une longue expérience de correspondant romand de la Neuer Zürcher Zeitung. D’origine suisse allemande, il s’est beaucoup intéressé aux questions relationnelles entre les Romands et les Suisses allemands. (A ce propos, son ouvrage Mariage de raison1, qu’il était venu nous présenter à l’époque, vient d’être réactualisé et réédité).

Une approche historique est nécessaire pour comprendre ce qu’est le suisse allemand par rapport au Hochdeutsch. Il s’avère que les dialectes n’ont jamais cessé d’être parlés. Le «bon» allemand s’est développé et défini en parallèle aux dialectes. Ces derniers se sont eux-mêmes enrichis ou appauvris dans le temps, s’adaptant à l’évolution de la société occidentale, aux nouvelles choses à définir, par exemple dans les domaines techniques. En suisse allemand, on peut tout exprimer dans tous les domaines, aussi bien techniques, philosophiques ou théologiques que ceux de la vie courante. C’est le signe d’un langage qui est resté vivant et très ancré socialement.

Il ne manque au suisse allemand presque que l’écrit pour qu’il puisse être considéré comme une langue à part entière. Les tentatives littéraires en eidgenössisches Deutsch, l’allemand parlé par les Confédérés, sont récentes. Ce n’est qu’aux XIXe et XXe siècles qu’une littérature variée a été écrite en dialecte. Cela a commencé par du théâtre et des textes populaires, jusqu’à l’écriture de romans ou la traduction de Ramuz en Bernois par Hans Ulrich Schwaar. Le Hochdeutsch s’est imposé bien avant pour la forme écrite: sous l’impulsion de la Réforme au XVIe siècle, les Suisses avaient adopté la traduction luthérienne de la Bible.

Aujourd’hui, le dialecte a une forte valeur identitaire. Pour les Alémaniques, c’est la langue du cœur, dans laquelle on s’exprime naturellement. Le bon allemand a quelque chose d’exogène, presque comme une langue étrangère. Parler le Hochdeutsch ou le français à un Romand requiert un effort similaire. Et lorsqu’on se trouvera avec des compatriotes, le dialecte s’imposera par crainte de se montrer pédant ou exclusif. Dans tous les cas, on veillera à s’exprimer avec un accent alémanique, pour montrer son appartenance et éviter d’être confondu avec un Allemand.

En conclusion, dans toutes les querelles qui peuvent naître à cause de la frustration des Romands face au dialecte, les Suisses allemands doivent admettent qu’ils sont difficiles à comprendre pour les non-initiés. Quand aux Romands, ils pourraient certainement faire quelques efforts; il y a quelques principes à apprendre, puis il est possible de se faire l’oreille assez rapidement.

Dans tous les cas, l’usage du suisse allemand ne saurait nuire à la «cohésion nationale». L’union confédérale n’est pas fondée sur une unicité linguistique et culturelle. Il est frappant de constater comment le désir d’indépendance, mais aussi la bonne malice des temps, sont parvenus à maintenir la cohésion confédérale durant de longs siècles.

Notes:

1 Christophe Büchi, Mariage de raison. Romands et Alémaniques. Une histoire suisse, Zoe, 2015.

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