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La mort de Magnard vue par J.-J. Langendorf

Frédéric Monnier
La Nation n° 2030 30 octobre 2015

Dans La Nation no 2013 du 6 mars 2015, M. Jean-Jacques Rapin évoquait brièvement la parution d’un écrit de Jean-Jacques Langendorf, La mort d’Albéric Magnard, paru en 2014 aux éditions Le Polémarque à Nancy1. Nous nous permettons de revenir sur cet ouvrage très court (à peine 35 pages), mais dense par son contenu. Ce sera notre hommage à un compositeur dont on commémore cette année les 150 ans de la naissance.

Les circonstances pour le moins particulières de la mort de Magnard, le 3 septembre 1914, ont suscité de nombreux commentaires et interprétations, aussi bien dans que hors du monde musical. Rappelons très succinctement les faits: malgré l’avance des troupes allemandes en direction de Paris, Magnard refuse de quitter son manoir à Baron, dans l’Oise, non loin de la capitale française. Enfermé dans sa maison, le musicien aperçoit, peu avant 9 heures du matin, des soldats allemands pénétrer dans sa propriété; ceux-ci savent que quelqu’un se trouve dans la maison et lancent des sommations auxquelles Magnard ne répond pas; un coup de feu part des rangs de la troupe, le musicien réplique en tirant à deux reprises, tuant un caporal et blessant un sergent. Aussitôt, l’officier commandant le détachement ordonne des tirs de salve répétés contre les fenêtres de la maison et avertit ses supérieurs de la présence d’un franc-tireur. En signe de répression, les Allemands veulent d’abord mettre le feu au village et fusiller les habitants, mais le seul notable resté au village prononce un plaidoyer qui fait changer d’avis l’occupant, lequel décide d’incendier uniquement la maison du coupable. Toutefois, Magnard est très probablement déjà mort avant, tué par les tirs de salve allemands.

A la lecture du titre de l’ouvrage de Langendorf, on s’attend à une description détaillée des circonstances de cette mort, or elles n’occupent que le quart de l’ouvrage. Le point de départ du récit est une lettre du pianiste et compositeur italien (mais allemand par sa mère) Ferrucio Busoni invitant Magnard à venir diriger sa 3e symphonie à Berlin au début de l’année 1905. Il accepte, non sans avoir beaucoup tergiversé, car d’une part il n’aime pas voyager, d’autre part il nourrit, à l’instar de la majorité des Français de sa génération, de forts sentiments germanophobes. Puis Langendorf bouscule la chronologie, entrelaçant le récit de quelques faits saillants relatifs à l’enfance de Magnard, à son adolescence et à ses premiers pas dans l’art musical. Si certains détails paraissent imaginés, l’auteur dresse néanmoins en ces quelques pages un portrait saisissant de ce misanthrope communiste (qui défend sa propriété privée!), féministe, dreyfusard, farouchement indépendant et guère enclin aux compromis. Puis on revient à l’épisode berlinois où un détail du récit retient l’attention: à la fin du concert, un homme surgit devant le compositeur et lui dit dans un français châtié: «Maître, mon nom est von Ballin, capitaine von Ballin. Je viens d’entendre votre 3e Symphonie. Elle m’est allée au cœur. Vous avez écrit l’œuvre que j’attendais. C’est comme si vous l’aviez composée pour moi.» Et l’homme disparaît sans que Magnard ait eu le temps de répondre.

Cette anecdote est manifestement imaginée par l’auteur, mais un élément est vrai: le nom de von Ballin. Selon les témoignages, on sait que cet officier était présent à Baron le 3 septembre 1914 et, dans le récit de Langendorf, c’est lui qui ordonne l’incendie du manoir, ne faisant qu’obéir, ainsi qu’il l’écrit lui-même dans un message d’excuse qu’il remet à l’institutrice du village, «à la loi, à la dure loi de la guerre». Pourquoi alors l’avoir imaginé neuf ans plus tôt à Berlin et en avoir fait un admirateur de la musique de Magnard? Peut-être pour illustrer cette évidence que l’art authentique dépasse les frontières, nous élève au-dessus des haines, des inimitiés, des dissensions, mais ne peut rien contre la guerre. Magnard, dans l’histoire contée par Langendorf, se suicide au moment où les Allemands mettent le feu à son manoir; cette hypothèse du suicide n’est, paraît-il, guère soutenable2, cependant nous voyons dans ce choix narratif une signification plus large: le suicide de Magnard peut être vu comme une préfiguration et un symbole de ce suicide que fut la Grande Guerre pour l’Europe.

Notes:

1 Il s’agit en fait d’une réédition, ce texte ayant paru en 2005 dans un recueil de nouvelles Les dictées de la tortue, aux éditions Zoé.

2 Voir à ce sujet les explications données par Simon-Pierre Perret dans son livre sur Magnard paru aux éditions Fayard en 2001 (pp. 365 à 367).

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