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Victimologie

Jacques Perrin
La Nation n° 2038 19 février 2016

Dans une salle de classe, en Australie probablement. Une robuste maîtresse de type nordique est censée donner un cours de mathématiques avancées. Ses élèves sont Pénélope, jolie garce, première de classe cafteuse; Sunshine, Asiatique grassouillet à lunettes; Simon, hipster sournois. Un nouvel élève, dont nous ignorerons le nom, entre. Welcome! Le nouveau se heurte à une caisse métallique avant de prendre place.

La leçon commence: 1 plus 1? 3 fois 3? Le nouveau donne les réponses justes. Incorrect! dit la maîtresse. Les autres élèves rectifient: multiculturalisme! égalité de genre! Voilà les bonnes réponses! Candide (appelons-le ainsi) proteste. Tu es contre l’égalité de genre? demande Pénélope, agressive, l’égalité de genre n’est pas une plaisanterie!

La maîtresse note les projets de recherche des étudiants. Pénélope et Simon obtiennent 6/10, Sunshine 1/10. L’air exaspéré, la maîtresse donne 7/10 à Candide sans même lire son travail, car il est écrit en rouge et que le rouge offense certaines religions. Tu veux enfermer le monde arc-en-ciel dans la couleur rouge? demande Pénélope. Candide n’en peut plus: participe-t-il vraiment à un cours de maths? Pénélope s’indigne: ici, on ne pose pas de questions, les questions sont blessantes!

L’évaluation reprend. Comme la petite société est régie par le principe d’égalité, l’enseignante divise la somme des notes par 4 et chaque élève obtient un 5.

Qui gagnera donc un billet pour se rendre au sommet des mathématiques de New York, récompense attribuée au meilleur étudiant?

La notation se poursuit. Il existe des «points de privilège». Simon perd quatre points, car il est blanc, hétérosexuel, mâle et cisgenre (son genre assigné à la naissance, son sexe biologique et sa conformation physique s’accordent, c’est trop rassurant…). Pénélope est femme et bisexuelle, mais blanche, elle ne gagne qu’un point. Sunshine, asiatique, obèse, transgenre, gay, de classe sociale inférieure, maladroit, peu séduisant, etc., obtient treize points de privilège et gagne le concours. Candide se précipite sur le travail de Sunshine, une simple feuille où celui-ci a écrit ekwality et dessiné des petits cœurs. Candide a, lui, conçu un modèle mathématique pour les hôpitaux qui pourrait sauver des vies humaines; il crie à l’injustice; Pénélope prétend qu’il est juste que Sunshine ait gagné, car il s’est exprimé et c’est beau! Qu’importe les faits et les maths, ce qui compte aujourd’hui, ce sont les sentiments. Les trois étudiants pleurnichent; Candide les traite de cinglés. Ils sombrent instantanément dans la violence vengeresse et le lynchent, avec le concours actif de la maîtresse.

Plus tard, une nouvelle élève toute timide fait son entrée dans la classe et se heurte à la caisse métallique dont on devine qu’il s’agit d’un cercueil.

La scène que nous venons de narrer provient d’un petit film de 7 minutes 30 réalisé par un humoriste australien d’origine indienne, Neel Kolhatkar, qui se taille un joli succès sur You Tube. Cela s’appelle modern educayshun. On dirait que Kolhatkar a lu René Girard, car son clip illustre avec une précision aussi comique qu’effrayante la théorie du bouc-émissaire.

La petite communauté scolaire, formée de la maîtresse et de ses trois élèves, semble en voie de désintégration. L’égalité proclamée ne la préserve pas de la concurrence, bien au contraire. Selon Girard, la démocratie égalitaire accroît la rivalité. La hiérarchie subsiste derrière un voile de mensonges, puisque la maîtresse s’obstine à désigner un premier de classe selon une norme établie: plus on est victime, plus on obtient de points. Etre victime consiste à rassembler sur sa personne des traits psychologiques ou physiques méprisés par la majorité dominante et vantés par les minorités unies. Sunshine gagne en obtenant treize points de privilège, ce qui n’empêche pas ses rivaux de le regarder avec une condescendance apitoyée, de lui décerner des louanges hypocrites (on savait que tu pouvais le faire, Sunshine!) ou d’adopter, telle Pénélope, une mine dégoûtée quand Sunshine dresse la liste de ses disgrâces.

La classe est travaillée par les passions tristes. Simon se sent coupable d’appartenir à l’ancien monde par son apparence. Quand il se voit retirer quatre points, il estime que ce n’est que justice. La maîtresse distribue les points de manière subjective, car le ressenti compte plus que les faits. Je ne t’aime pas, dit-elle à Candide en lui retirant un point. Puis elle lui en attribue un, parce que, malgré les protestations de l’intéressé, elle le juge sexuellement ambigu. La surveillance réciproque empoisonne l’ambiance. Simon reproche à Candide d’avoir fixé Pénélope plus de dix secondes, ce qui contrevient aux règles du comportement sexuel correct. Pourtant Pénélope ne se prive pas de lancer des œillades et de lisser sa longue chevelure; elle aussi n’a pas su se débarrasser d’habitudes passéistes. La rage égalitaire a pour conséquence que la classe ne pratique plus l’activité qui est sa raison d’être: les mathématiques. Celles-ci mettraient en lumière des inégalités intolérables. La petite communauté risque de disparaître.

La seule issue consiste à lyncher une victime parfaitement innocente – Candide étant le seul à répondre «correctement» aux questions et à s’intéresser aux maths. Le groupe décharge alors sa haine sur celui-ci et retrouve provisoirement la tranquillité.

Selon René Girard, catholique, le souci des victimes est une conséquence heureuse du christianisme. C’est la Passion du Christ qui a révélé l’innocence de tous ceux que les religions païennes persécutaient puis sacrifiaient.

De nos jours, deux mouvements contraires se produisent. On ne s’est jamais autant préoccupé des victimes dans le monde. Aucune foule ne massacre plus des innocents en toute bonne conscience. Cependant, la pratique chrétienne et la connaissance du christianisme reculent. Aussi le souci des victimes se transforme-t-il en une manière inédite de rivaliser avec autrui, en un mode d’oppression hypocrite. Les minorités innombrables s’unissent pour faire payer leurs déconvenues au vieux mâle blanc chrétien: on a trouvé un nouveau bouc-émissaire. Quand aux amis des victimes, ils se livrent entre eux à une concurrence acharnée pour savoir qui sera le protecteur le plus efficace, capable d’éliminer les méchants persécuteurs. En outre, la compassion l’emporte sur l’intelligence et saborde toute activité qui pourrait révéler une inégalité.

On assiste à une inversion diabolique du message biblique. Le souci des victimes est, selon la formule de Chesterton, une idée chrétienne qui devient folle.

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