Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

L’hôpital, une histoire de malades

Jacques Perrin
La Nation n° 2164 18 décembre 2020

En janvier 2020, avant le début de la pandémie, Stéphane Velut fait paraître – dans l’incisive collection Tracts Gallimard – L’hôpital, une nouvelle industrie. Agé de 63 ans, chef du service de neurochirurgie au centre hospitalier universitaire de Tours, notre docteur aime son métier où la main, l’œil et le flair jouent un rôle primordial, même si son exercice se complique et que le prestige afférent n’est qu’un souvenir. Tout n’était pas mieux avant, mais les choses fonctionnaient plutôt bien, alors qu’aujourd’hui elles se gâtent. Les médecins et le personnel infirmier s’épuisent, les démissions se succèdent, le savoir professionnel se transmet mal.

Longtemps, le docteur Velut n’a rien vu venir. La joie d’exercer un métier utile au sein d’une équipe soudée l’emportait jusqu’au jour où un jeune consultant travaillant pour le leader mondial du consulting lança au cours d’une réunion: Tout en restant dans une démarche d’excellence, il faut désormais transformer l’hôpital de stock en hôpital de flux.

Que se passait-il?

L’auteur retrace l’histoire de l’hôpital public. Après les souffrances de la Seconde guerre mondiale, la santé devint un droit de l’homme. L’assurance-maladie nouvellement créée faisait supporter à tous la santé de chacun. Ce n’était pas un mal, mais l’OMS ayant défini la santé comme un état de bien-être général, les coûts de l’opération augmentèrent d’autant plus vite que les techniques médicales progressaient. Le déficit de la sécurité sociale se creusa. Au cours des années huitante, la situation empira et la santé s’industrialisa, comme la production en général, l’agriculture, l’élevage, les loisirs et le tourisme, avant que l’école ne s’empresse de satisfaire le droit à la réussite et que l’armée n’aspire à produire de la sécurité. Le client, succédant au patient, était au centre du processus de soin; le praticien se transformait en prestataire de service.

Pour les politiciens, il s’agissait de concilier équilibre financier et sauvetage électoral, de ne pas perdre d’argent, voire de rentabiliser l’hôpital, tout en assurant le client (l’électeur) qu’on ne le priverait pas de son droit à la santé, malgré le prix à payer.

Cette tâche quasi impossible exigea l’engagement de consultants en management prétendument capables de rendre bénéficiaires une usine, une université, une clinique, un supermarché ou un aéroport considérés comme des chaînes de production, quel que soit le travail concret effectué. A l’hôpital, les praticiens rencontraient bien entendu déjà les gestionnaires en petit comité pour régler certains problèmes, mais une couche managériale vint se superposer à celles des administrateurs et des soignants. Aux Etats-Unis, on calcula qu’en quatre décennies la couche des gestionnaires avait épaissi de 3200% tandis que le nombre des médecins n’avait crû que de 150%.

Selon Velut, soignants et managers ne se comprennent pas. Les premiers parlent en termes techniques propres à la médecine auxquels les consultants et la dircom (direction de la communication) opposent une langue de bois grandiloquente et intimidante, destinée à fabriquer le consentement: diminuer les stocks de malades, fluidifier le circuit, aider à la durabilité des processus innovants, questionner les enjeux, articuler les ambitions, définir les leviers d’animation des équipes… Chiffres, concepts et algorithmes dissimulent les souffrances; le temps consacré au soin se réduit pour être livré à la paperasserie, au recueil de données, à la gestion des courriels et au remplissage de tableaux Excel. Les soignants passent deux tiers de leur temps devant un ordinateur. Ils se laissent faire pour éviter les conflits. La déshumanisation est patente, visible à tous les niveaux de l’hôpital. Le management compte sur les restes d’abnégation subsistant de l’époque lointaine où des bonnes sœurs veillaient aux soins. La ruse managériale consiste à impliquer les praticiens eux-mêmes en les formant lors des séances qui n’en finissent pas.

Les tentatives de rentabiliser l’hôpital échouent les unes après les autres. La tarification à l’acte ne marche pas. On essaie de faire des économies non pas en matière de coût des soins, mais en délivrant moins de soins. On nie la singularité de l’individu malade, de chaque acte, de chaque service spécialisé. On veut mutualiser les moyens humains, mais plus la compétence de l’acteur de soin est élevée, moins il est interchangeable. On veut soigner rentable, soigner vite. Trier les patients de ce point de vue-là est la charge du praticien tenaillé par la crainte de l’erreur et du procès. On diminue le nombre de lits pour accélérer la circulation (un redimensionnement capacitaire). Il existe des bed managers qui en viennent à faire hospitaliser en gynécologie un patient souffrant de sciatique! L’accélération ne convient qu’à un nombre restreint de pathologies. Il est interdit de ralentir, de se poser, alors que soigner exige du temps. On se fie religieusement au progrès technique (dont Velut ne nie pas l’utilité), mais la main et l’œil du médecin restent indispensables selon notre docteur: il ne sera pas facile de réfuter la dévotion à la technique et au management sans preuves accumulées sur le long terme, mais elles viendront, il suffira d’attendre, mais l’hôpital, à force de patienter, risque l’effondrement à cause des burn-out et des démissions.

L’auteur propose plusieurs réformes de bon sens que nous n’énumérerons pas. Remarquons seulement qu’il s’adresse aussi aux individus responsables que nous prétendons être, nous enjoignant de consommer moins de soins et de ne plus nous comporter en enfants gâtés.

Si nous en croyons les témoignages de soignants parmi nos amis, ceux de médecins et d’infirmiers dans les médias romands, la situation n’est pas plus brillante ici qu’en France. La crise du coronavirus n’a fait qu’accentuer des problèmes – nombre de lits, tri des patients, épuisement et exaspération des soignants – qui lui préexistaient.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: